L'enquête "Story killers", dévoilée ce mercredi 15 février, fait la lumière sur l'industrie de la désinformation, en plein essor. Poussée par internet, elle sert tantôt des projets politiques, financiers ou sectaires. Dessinant un schéma complexe, elle interroge notre rapport à la vérité. Entre manipulation, interprétation biaisée, adhésion à des vérités alternatives, diffusion de thèses complotistes... Comment choisit-on ce à quoi on croit ?
"En 2022, les diverses religions, les différents prosélytismes, les différents extrémismes n’auront jamais été aussi forts." On parle de plus en plus de fake news, de post-vérité, de contre-vérités, de vérités alternatives, de théories du complot... Comment un individu décide-t-il ce en quoi il croit ? Comment détermine-t-il ce qui est pour lui de l’ordre de la vérité, de la croyance, du mensonge ? Maître de conférences en psychologie sociale à l'université de Rennes, Sylvain Delouvée étudie les croyances collectives des individus.
La vérité est-elle plus malmenée à notre époque ? La propagande et les fausses informations ont toujours existé. Mais avec internet et les réseaux sociaux, "l’attaque vis-à-vis de cette vérité est démultipliée", constate Sylvain Delouvée, co-auteur du livre "Le complotisme - Cognition, culture, société" (éd. Mardaga). "On peut mettre en contact immédiatement des gens qui sont à des centaines, de milliers de kilomètres, qui peuvent s’agréger en communautés, qui peuvent décider d’actions collectives, virtuelles ou concrètes."
On pourrait croire qu’un Internet favorise l’émergence de points de vue différents. Mais le phénomène dont on parle ici ne peut s’apparenter à du pluralisme. "Ce serait du pluralisme si certains de ces sites n’avaient pas une autre intentionnalité que de mentir, que de biaiser les informations", affirme Sylvain Delouvée. Il rappelle qu’une fake news, ou infox, est "une information qui est fausse mais qui a été diffusée de manière intentionnelle, délibérée" et qu’il y a "une intentionnalité de la part de l'émetteur de mentir".
On assiste aujourd’hui à une "professionnalisation de la désinformation", selon le chercheur. "Quand pendant la pandémie sur une plateforme de vidéos en ligne on trouve des gens qui créent des chaînes pour diffuser leur discours anti vaccin, par exemple, expliquant qu’on va inoculer des puces 5G, des nanoparticules, qu’on va nous manipuler le cerveau, etc., là on n’est pas dans une pluralité des connaissances et des sources, on est dans la désinformation." Diffuser de fausses informations : dans quel but ? L'objectif est de "capter du temps d’attention, monnayer du temps d’attention pour gagner de l’argent", répond Sylvain Delouvée. La désinformation peut aussi venir de groupes étatiques et sectaires.
Le complotisme est "une disposition à la fois cognitive, affective, sociale, idéologique, qui consiste à expliquer un événement à travers le rôle d’un petit groupe qui agirait dans l’ombre", selon le chercheur. Il y a une dimension "systémique" aux théories du complot, dès lors que le récit explicatif "consiste à voir du complot partout". Pourquoi on y croit ? Le complotisme s’appuie sur une certaine "disposition cognitive" des individus mais il y a aussi des ressorts affectifs. "Certaines théories du complot, par exemple sur des réseaux pédocriminels, se diffusent très largement sur internet et jouent sur ce côté émotionnel - qui ne serait pas contre la pédophilie ? Sauf que l’on passe d’un point de vue très émotionnel, affectif, contre la pédophilie à : il y aurait un vaste réseau pédocriminel à la tête d’un État. C’est expliquer un événement à travers un complot."
Certains adhèrent aux théories du complot par opportunisme ou par revendication sociale. Le "complotisme revendicatif" est "une démarche contestataire", politique. Mais est-ce que ces gens-là adhère à toutes les théories du complot ? "Beaucoup de travaux montrent qu’en réalité ils peuvent croire tout et son contraire à partir du moment où ça accuse une élite qui agirait dans l’ombre contre eux."
Tous les êtres humains ont besoin de se représenter le monde. "Ce que nous percevons, ce n’est pas forcément la réalité du monde mais notre représentation de cette réalité, précise Sylvain Delouvée, et c’est cette représentation qui est plus importante finalement que la réalité elle-même." La façon dont on perçoit le monde dépend d’une multitude de paramètres, par exemple la culture dans laquelle on a grandi.
Il y a ce que l’on interprète, ce que l'on questionne, ce que l’on sait… Croit-on réellement à nos croyances ? Parfois, on se fie à notre horoscope sans y croire tout à fait. L’ethnologue Jean Pouillon a écrit : "C’est le non-croyant qui croit que le croyant croit." Une manière de dire que "le croyant ne se définit pas comme croyant, le croyant sait", explique Sylvain Delouvée. Il arrive qu'une croyance n'engage qu'un individu. Mais les théories complotistes concernant "la pandémie, le réchauffement climatique ou la montée des populismes politiques", cite le chercheur, ont "un impact au niveau de la société".
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