A la sortie de l'épreuve du bac français 2022, des candidats ont dénoncé avec violence le texte de Sylvie Germain, extrait de "Jours de colère", paru en 1989 et couronné par le prix Femina. Que reste-t-il de la littérature, que deviendront ces futurs bacheliers hermétiques à la langue ? Christophe Henning pose la question dans sa chronique littéraire.
"Jours de colère" est un livre magnifique, couronné par le prix Femina en 1989. C’était un autre siècle, me direz-vous… Et pourtant, ce livre est totalement d’actualité. Quel honneur en effet, pour ce livre et son auteur, de voir un extrait sélectionné pour l’épreuve de français, bac général 2022, et soumis aux lycéens jeudi dernier. Mais quelle horreur, quand on lit les commentaires incroyablement violents sur les réseaux sociaux, écrits par quelques candidats – on n’ose pas croire qu’ils puissent être nombreux – dénonçant ce texte avec une virulence amplifiée par les réseaux sociaux. Passons sur les termes de cet autodafé virtuel…
Comment n’ont-ils pas perçus qu’à l’heure du baccalauréat, on pouvait espérer les jeunes lycéens suffisamment matures pour goûter ce bout de littérature : vous avez quatre heures, coefficient 5, top chrono. Premières phrases : « Ils étaient des hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. A leur puissance, leur solitude, leur dureté… » Et un peu plus loin : « Tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes. »
Il y a de la poésie chez Sylvie Germain, et une écriture franche, charnelle, peuplée de mille images. Y avait-il de quoi être déboussolés ? En quoi cela pouvait-il justifier une telle agressivité ? « Bonjour l’intelligence des jeunes qui passent le bac de français et qui en veulent à #sylviegermain parce qu’elle possède plus de trois mots de vocabulaire… », remarque un étudiant…
Il y aurait beaucoup à dire, et ce sont les professeurs eux-mêmes qui s’émeuvent non seulement de l’inculture des futurs bacheliers – s’ils réussissent l’épreuve – mais aussi de la violence de leurs attaques. Ce qui peut nous aider à relativiser, c’est de savoir que des générations précédentes de candidats s’en étaient pris à Laurent Gaudé en 2015, alors qu’ils devaient plancher sur un texte intitulé « le Tigre bleu de l’Euphrate ». Et voilà nos jeunes lecteurs chassant le félin, sans penser au fleuve de Mésopotamie, quoique l’auteur lui-même laissait possible la double interprétation.
En 2014, c’est Victor Hugo qui subissait les foudres de la jeunesse, alors qu’en 2016, c’est l’épreuve d’anglais qui était visée, certains élèves ne sachant pas situer Manhattan, perdus quelque part dans la stratosphère… Que dire après cela ? Sylvie Germain qui, entre parenthèses, a reçu le Goncourt des lycéens pour son roman Magnus en 2005, se désole, interrogée par Le Figaro Etudiant : « Ils se clament victimes pour un oui pour un non et désignent comme persécuteurs ceux-là mêmes qu’ils injurient et menacent, poursuit l'écrivaine. Quels adultes vont-ils devenir ? »
Que certains aient pu se sentir déstabilisés par le style de Sylvie Germain peut se comprendre. Ils pouvaient choisir la dissertation telle qu’énoncée : « La poésie d’Apollinaire est-elle une célébration de la modernité ? », qui ne me paraît pas plus facile, mais on n’ira pas embêter le poète sur sa tombe au Père-Lachaise. Mais à toute chose, malheur est bon : bachelier on non, voilà un excellent conseil de lecture pour l’été !
Jours de colère est un roman fantasmatique, traversé de bien plus de colères et de caractère qu’une seul tweet. Dans les forêts du Morvan, la vie est folle, les haines tenaces, les familles nombreuses et rudes. La littérature traverse nos folies, nos fragilités, nos émois, et nous accompagne pour traverser les ombres. « Les rêves, écrit Sylvie Germain dans Jours de colère, « ce sont nos yeux dans la nuit ». C’est pas de la littérature ? Vous avez 4 heures.
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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