Ca se passe… en Ukraine, mais ce pourrait être dans n’importe quel village de cette Europe de l’Est où le feu couve. Ca se passe dans les années 1930, pratiquement à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à une époque où l’antisémitisme progresse insensiblement, et de plus en plus violemment.
Irena, chrétienne bafouée par son mari violent, connaît bien ses voisins juifs qui tiennent une petite épicerie. Quand, sur ordre des Allemands, voici que le gendarme fait sortir l’épicier, sa femme et ses deux filles pour les tenir debout immobiles toute la journée, il y a comme quelque chose qui se dérègle dans la vie de quartier : « Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi les gens sont-ils alignés ? Ce n’est pas naturel d’aligner les gens ainsi, tenta-t-elle de dire dans un effort pour surmonter le mutisme ». Silence, aveuglement, couardise… Bientôt contrainte de s’agenouiller, puis de creuser une fosse, on devine ce qu’il advint de la famille juive. Le village assiste à la scène sans oser manifester, soumis à une autorité supérieure, et participe bientôt au pillage : « Les Allemands ne sont pas comme les Roumains ou les Ukrainiens. Ils sont à cheval sur l’exécution des ordres et ils punissent toute négligence avec sévérité », déclare l’assassin dans une ultime défense…
Comment pourrait-il y avoir un peu d’espoir ?
Face au mal, Irena veut réagir, elle qui subit déjà la violence de son mari. Il faudrait fuir, s’échapper : « La mort de ses voisins juifs l’avait remplie de courage, et ses jambes l’avaient portée. » Sur le chemin, les rencontres se multiplient, et l’héroïne fait une grande découverte qu’elle ne peut garder pour elle : « Jésus est juif, sa mère est juive, son père est juif… » De village en hameau, la voici prêchant la bonne parole, poussant les femmes battues à la rébellion, se réchauffant dans les tavernes à coup de petits verre d’alcool blanc avalés cul sec : « Lorsqu’il faisait jour, elle entrait dans des auberges où elle haranguait et consolait. Sa voix se renforçait. Les phrases coulaient toutes seules, brèves et claires. Les gens se moquaient d’elle ou l’écoutaient, mais nul l’ignorait. » Les hommes la chassent, les femmes l’écoutent et se prennent à espérer : « Tout lieu où les gens vivent, souffrent, endurent, est un lieu saint », confie encore Irena alors que le feu nazi couve.
Un drame que la littérature peut mieux nous faire comprendre…
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz, une ville qui est le cadre de ce roman, en Ukraine, coïncidence... puisque le livre a été publié en Israël en 2018. Ecrivain israélien décédé en 2018, il a consacré sa vie et une quarantaine de livres ce drame de la Shoah. Enfant, il a réussi à s’échapper du camp de concentration où sa famille a été exterminée. Dans cette ultime fiction, il revient à la racine de l’antisémitisme nazi, de cette épidémie insidieuse qui a balayé les villages et l’Europe. Il le fait avec subtilité, humanité. L’écriture d’Appelfeld est sobre et imagée, on se croirait dans un tableau de Chagall, entre rêve et cauchemar. Rustres et naïfs, ses personnages sont attachés au bien et impuissants, débordés par la violence. L’extermination est en marche, les juifs sont visés, bientôt massacrés, et pourtant, pourtant, les victimes n’oublient le proverbe ukrainien qui dit, en dépit des difficultés : « Il peut donc y avoir de la lumière dans l’obscurité. »
La Stupeur, d’Aharon Appelfeld, traduit par Valérie Zenatti, publié aux éditions de l’Olivier.
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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