J’ose le dire, ce roman est bouleversant. On va parler des migrants, ceux qui sont perdus sur un radeau, un frêle esquif, que ce soit en Méditerranée ou en Mer du Nord. Oui, je sais, c’est un sujet d’actualité qui nous préoccupe tous. Avec ce roman, j’ajoute une pièce au puzzle si compliqué de ce drame humain. L’histoire est effrayante : la narratrice est responsable de la surveillance de la circulation maritime dans la Manche. De permanence une nuit de novembre 2021, elle reçoit un appel de détresse, et ce n’est pas la première fois. La procédure est claire, les secours vites organisés pour éviter la noyade aux migrants en perdition. Sauf que, ce soir-là, elle n’enclenche pas les secours.
Naufrage: pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer, le romancier relate cet épisode tiré d’une histoire vraie en écrivant son roman à la première personne. Peut-être aussi pour nous renvoyer à notre responsabilité collective, à notre propre regard sur ce drame, à nos capacités personnelles de mobilisation… « J’ai tous les jours sous les yeux toute la misère du monde, confie la narratrice. (…) Ce n’est pas que je ne sais pas quoi en penser : c’est que j’en pense tout simplement rien. »
Et pendant ce temps-là, que deviennent les réfugiés ?
On l’aura compris, ils dérivent entre le Pas-de-Calais et les côtes anglaises, mesurant bien le péril qui les guette : « Je m’étais entendue dire Calmez-vous les secours arrivent, sur un ton de plus en plus irrité, c’est vrai, parce qu’ils ne comprenaient rien, tout occupés à leur terreur, à leur désespoir, obtus, tout occupés à ne pas vouloir mourir, à repousser la nuit qui les mangeait… » L’officier de marine qui les a abandonnés s’explique devant la capitaine de gendarmerie, qui bute sur un mur : « Ils se sont noyés, vingt-sept sur vingt-neuf, deux ont survécu. Fin de l’histoire », ajoute la narratrice qui murmure pour elle-même : « avec mon air de bon petit soldat dans mon uniforme, je n’étais pas tout à fait ce que je paraissais. » Et pourtant, elle est une bonne maman pour sa fille, elle n’est apparemment pas dénuée de sentiments, assurant que les secours sont en route pour apaiser la peur des naufragés, alors même qu’elle n’a rien tenté, un personnage rendu dans toute sa complexité : « pour sauver les gens il ne faut tout simplement pas penser à eux et il ne fut pas avoir affaire à eux comme s’il s’agissait d’individus singuliers… (…) Ils sont morts parce qu’ils se sont mis en danger de mort », conclut-elle dans cette confession imaginaire et effrayante.
Un drame tiré d’une histoire vraie, qui nous appelle à la vigilance
Plus largement, on peut s’interroger : quand, pourquoi, subitement le discernement se perd, la capacité d’agir est réduite à néant. La narratrice pose elle-même la question : « comment on peut à la fois chérir tendrement sa petite fille et se désintéresser totalement du sort de personnes qui se noient ou comment on prétend faire son travail avec professionnalisme tout en perdant complétement de vue les plus élémentaires valeurs humaines. » L’enquête permet de reconstituer les dialogues, la chronologie des faits, mais rien n’explique ni ne justifie le comportement de la jeune femme. Elle le dit, qui peut comprendre « les raisons de mon choix pour cette fonction difficile de guetteur de flotte, dit-elle, et les raisons de mon engagement au service des autres, qui s’est traduit par un si spectaculaire désengagement. » Face à un drame malheureusement d’un urgente actualité.
« Naufrage », de Vincent Delecroix, paru aux éditions Gallimard.
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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