Un coup de coeur pour ce dernier roman de Russell Banks : les êtres que nous admirons ne sont pas toujours comme on pourrait le croire. C'est l'heure de vérité pour le héros de ce roman drôle et tragique.
Je me réjouissais de recevoir ces jours-ci Russel Banks dans mon émission Au pied de la lettre. Le flamboyant écrivain était attendu au festival America qui se déroule à Vincennes et nous avions pris date. Mais la santé fragile du vieil homme sage, 82 ans, ne lui a pas permis de faire le voyage, ce n’est que partie remise.
En attendant, je ne voulais pas laisser passer son dernier roman, une longue méditation sur la vérité et le mensonge, sur la liberté et la destinée, sur les petits arrangements avec l’existence, pas toujours glorieux mais qui font ce que nous sommes, survivants malgré tout. Léonard Fife, le héros de cette histoire, est un documentariste engagé, qui, comme 60 000 jeunes, a fui les Etats-Unis dans les années Soixante pour échapper à la conscription qui a envoyé tant de jeunes soldat combattre et mourir au Vietnam. Mais qui était vraiment cet homme de conviction, reconnu par le public ? C’est ce qu’il entreprend de révéler, face caméra, dans une séance de tournage épique qu’il confie à un de ses anciens élèves…C’est un peu l’heure de vérité : « Je pense que maintenant, je peux parler exactement comme j’en ai envie. »
Un livre politique ?
En fait, ce n’est pas vraiment son engagement contre la guerre qui l’a poussé à émigrer au Canada ; cette histoire est pour lui de l’ordre de la légende. A-t-il seulement choisi sa vie, alors qu’emporté par le flot, il se marie une première fois, s’enfuit d’une vie trop rangée, tombe à nouveau amoureux… « J’ai été victime des circonstances », s’excuse-t-il, pas certain de se souvenir de tous les méandres d’une vie au petit bonheur la chance. Encore qu’il constate, au soir de sa vie, alors que la maladie implacable va bientôt l’emporter, son indifférence : « Rien ne peut me rendre heureux. Etre heureux ne m’a jamais intéressé ». Personnage fantasque, qui impose ses caprices à l’équipe de tournage, le roman est une farce funèbre, une mémoire délirante, une confession flamboyante. Russell Banks nous balade, fait de l’histoire un prétexte à réflexion : que reste-t-il de nos vies au dernier soir ? Peut-on reprendre le scénario de son existence pour faire le tri de ce qu’on lègue ? Peut-être saura-t-il à la fin qui il est vraiment, la trace qu’il laisse : « Ca vous paraîtra de la fiction, comme si j’inventais presque tout, mais ça ne me dérange pas. Je me fous de ce que vous ferez de mon histoire une fois que j’aurai fini de la raconter. Je serai mort. »
Une déclaration d'amour?
L'auteur veut peser, c’est vrai, sur l’esprit du lecteur, mais avec une certaine ironie, comme si le personnage principal se livrait à une comédie, une dernière pirouette. Alors que l’équipe du film vient honorer un grand monsieur, il leur rappelle que la vie est aussi faite de petites misères, de fuites et de détours. « Ses souvenirs ne peuvent pas exister s’ils ne sont pas entendus », remarque le narrateur. Et tout ce qu’il révèle, n’est en fait qu’une formidable déclaration d’amour à Emma, sa femme depuis tant d’années, qui l’écoute dans le noir, à qui il veut dire qui il a essayé d’être au fil du temps. Au-delà des erreurs et des trahisons, c’est la vie qui s’est fait un chemin. Jusqu’au Canada, et bien au-delà.
"Oh, Canada", de Russell Banks, traduit par Pierre Furlan, publié chez Actes Sud.
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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