« Où étais-tu quand je fondais la terre ? Dis-le, si tu as de l'intelligence. Qui en a fixé les dimensions, le sais-tu ? Qui a tendu sur elle le cordeau ? Sur quoi ses bases sont-elles appuyées ? Qui en a posé la pierre angulaire, alors que les étoiles du matin éclataient en chants d'allégresse et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie ? » (Livre de Job, chapitre 38, versets 4,7).
Captant la beauté d'un amour évident, celui qu'engendre la Genèse ainsi que les inévitables turpitudes qui en découlent, Terrence Malick nous livre en un éblouissement cinétique son chef-d'œuvre insoumis à la linéarité doublé de son film le plus ambitieux. À la fois naturaliste, métaphysique, cosmogonique et intimiste, "The Tree of life" dépasse le mur de plank de la grammaire cinématographique conventionnelle en faisant coexister, au sein du même projet impossible, la présence d'un Dieu conscient avec le chaos sublime que constitue la matière.
Une analyse de Jean-Marc Reichart.
Juste après une introduction ouvertement théologique (la citation de Job, retranscrite plus haut) suivie par un enchaînement de scènes cosmiques représentant la naissance de l'univers et la formation de la Terre, nous rencontrons la famille O'Brien vivant dans les années 1950 au Texas: le père, M. O'Brien (interprété par Brad Pitt), la mère, Mme O'Brien (interprétée par Jessica Chastain) et leurs trois fils, dont le protagoniste, Jack, est le plus âgé. Dès lors, le récit oscille entre les souvenirs de Jack, son enfance marquée par la dynamique complexe entre ce père autoritaire et une mère aimante, et par une vision plus large de l'univers puis de la Terre. Une vision méta-tellurique, naissante à l'écran, qui prospère à travers les âges à côté de l'histoire intime de ces petites gens.
Au niveau humain, nous assistons donc à des moments charnières de la vie de Jack, notamment son exploration de la nature, ses premières expériences avec la cruauté, la violence, ses questionnements sur la vie, la mort et la spiritualité. Puis la narration prend fin lors d'une séquence contemplative où Jack adulte (Sean Penn) réfléchit sur sa vie et se réconcilie avec ses souvenirs, trouvant finalement la paix et la grâce dans l'acceptation de la complexité de l'existence lors d'une procession onirique dans un Paradis fantasmé.
La difficulté à résumer l'intrigue de "The Tree of life" s'exprime dans ce récit qui ricoche à travers le temps et l'espace. Il échappe à toutes structures réglementées et repose finalement sur un concept fort, peut-être même trop puissant pour être soumis à une exégèse valable.
Notons, malgré tout, que le morcellement de ce récit, étiré jusqu'à l'édification d'une empreinte cinématographique réminiscente, constitue la prouesse majeure de Malick. Il est, en effet, incroyable et jouissif d'être en face d'un film dont le réalisateur est parvenu, en creusant son éternel sillon théologique, à littéralement capter sur la pellicule la beauté de la chose qui nait, prospère, meurt, puis ressuscite au niveau microscopique et macroscopique. C'est un vrai miracle en action qui parvient à filmer la substance de la tendresse.
Au delà d'explorer des dynamiques familiales complexes en se concentrant sur l'impact que les parents ont sur leurs enfants ainsi que sur le déterminisme du passé qui domine leur vie adulte, le film parvient entre autres à formellement retranscrire une fugacité mémorielle au cinéma: celle de l'image résiduelle d'un souvenir. Monteur d'un triptyque solide au sein d'une narration nébuleuse, Terrence Malick parvient, dans le segment consacré à l'enfance, à rendre crédible un espace-temps. Et il fallait bien plus qu'un grain prononcé, qu'un délavement des tons, qu'une caméra à l'épaule, qu'un montage volontairement erratique ou qu'une lumière évanescente pour faire tenir ce prodige à l'écran. Le réalisateur dépasse brillamment ce cahier des charges avec, notamment, l'insertion quasi-subliminale de plans courts évoquants des phénomènes surnaturels (une chaise en lévitation...) alterné par le déroulement de séquences plus longues dont la fonction est de cristalliser le rôle tutélaire ou affectif des personnages principaux (Jessica Chastain qui vole et tournoie sous un arbre, Brad Pitt qui joue de l'orgue...).
Au moyen de cette évocation stylisée, "The Tree of Life" explore également la manière dont nos souvenirs et nos expériences passées influencent notre compréhension du présent et notre vision de l'avenir.
Le segment du triptyque avec Sean Penn, qui possède essentiellement des panoramas constitués de design rationnel, exprime la figuration concrète du temps de l'adulte. Une figuration extrêmement dévitalisée et lourde de sens au point que le spectateur a, d'ailleurs, du mal à croire que cet espace-temps volontairement froid et détaché se révèle être l'héritier de celui de l'enfance. Érigé à partir du dernier cri de l'architecture moderniste, l'environnement de Jack adulte demeure paradoxalement l'ombre de sa jeunesse. Un reflet noir dans une baie vitrée répétitive encadrée par un châssis d'aluminium.
Assurément, il serait à propos de prendre cette vision comme une critique sourde de la part de Malick, présentant le résultat réactif du passé de Jack comme empoisonné par le pragmatisme de notre époque contemporaine. Et c'est vraisemblablement l'esprit néo-libéral actuel qui sert de vérole au réalisateur dans cette critique, rendant ainsi les êtres, les choses et les phénomènes peut-être plus sereins en surface mais totalement morts à l'intérieur. Une réalité aux antipodes des années 50, point de départ du film, montrées, elles, à contrario, comme rugueuses en apparence mais tendres au fond, disposants d'une charge sensible immense dans ses profondeurs.
Après avoir intronisé la richesse de ses intentions, il est surtout visible et indéniable pour le spectateur que la dimension théologique du métrage enveloppe la totalité de son corpus. Chose assez rare: dans ce film, les personnages s'adressent directement à Dieu. Ils l'interpellent... Le questionnent... Ils se posent, en définitive, la question fondamentale de la justice divine.
La mère qui n'accepte pas le deuil de son fils, le père qui n'accepte pas sa situation professionnelle injuste au regard de sa piété et Jack, qui n'accepte pas l'existence même de son père au point d'apostropher Dieu de façon véhémente à son sujet... Tous ces exemples nourrissent ce questionnement métaphysique majeur et intemporel. Questionnement qui, sous couvert de religiosité, invoque la mort, la perte et, in fine, la manière dont elles façonnent la perception humaine du monde.
De fait, l'apparent silence, reçu en retour par les personnages, nourri à la fois le mystère chrétien et le doute cartésien.
Parallèlement, en guise de visée première et bien au delà de la sphère terrestre, nous assistons à une tentative audacieuse et réussie de faire coexister sur le même plan conceptuel l'immanence et la transcendance (entendez par là: l'Univers en tant que chaos organisé mais incapable d'accéder à la pensée et l'idée d'une entité créatrice supra-humaine parfaitement consciente).
Nous contemplons ainsi, durant le film, une cascade périlleuse mais sublime: celle d'avoir réussi, par la narration imagée, à matérialiser l'indistinction potentielle entre le Cosmos et Dieu. En passant par des scènes cosmogoniques étourdissantes aux effets spéciaux précis, baignant dans une musique sacrée hautement spirituelle malgré sa nature métrique, Malick développe sous nos yeux l'idée d'une possible organisation derrière la beauté évidente de la naissance scientifique de l'Univers. C'est bien par l'esthétisme (le Beau) qu'il parvient subliminalement à faire rejoindre ces deux notions complexes dans l'esprit du spectateur plus ou moins averti. Cette méta-réfléxion sur l'artiste créateur est alors doublement féconde: elle permet, tout d'abord, à Malick de mettre en abîme sa propre pratique artistique en utilisant son medium de prédilection mais surtout d'induire que derrière les sublimes images du Big Bang il est difficile de croire qu'il n'existe pas un Esprit organisteur tant la beauté de celles-ci demeure sidérante.
Somme toute et malgré le fait qu'il puisse faire l'objet de repproches, le caractère multipolaire de "The Tree of life" constitue assurément un pardoxe heureux, voué à l'interprétation libre, qui échappe brillamment au fourrage brouillon et facile proposé habituellement par la postmodernité artistique et intellectualisante.
Drame intimiste? Documentaire cosmique? Fable philosophico-théologique?... Qu'importe. Le film permet toutes ces réductions qui s'intègrent sans faute de goût à l'intérieur du chaos organisé qui constitue sa forme. Le métrage ressemble alors a une symphonie filmée, inlassablement rythmée par des dissonances sensibles qui interviennent à des endroits inattendus mais parfaitement localisés.
Louons donc, sans complexe, ce véritable chef-d'œuvre qui, à l'image de Sean Penn, propulsera le spectateur au Paradis du cinéma, pour peu qu'il soit sensible au charme subtil de ce film diaphane.
Découvrez plus de décryptages de films qui questionnent ou sont en lien avec la foi chrétienne dans L'Oeil de dieu, une émission proposée par Laurent Verpoorten, co-animée avec Jean-Marc Reichart.
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