Alain Juppé est une figure incontournable de l'histoire politique française contemporaine. Plusieurs fois ministre, premier ministre sous Jacques Chirac, maire de Bordeaux pendant 24 ans et aujourd’hui membre du conseil constitutionnel, il a récemment publié ses mémoires, "Une histoire française" (éd. Taillandier). L'occasion de revenir avec lui sur ses longues années passées en politique.
Il aurait pu être archéologue ou écrivain. Alain Juppé, par volonté mais aussi "un peu par hasard", a finalement embrassé une carrière politique. De ses années "au service d'une nation, d'un parti" et d'une ville, il retient des joies et des peines et propose un regard sur la vie politique actuelle à l'aune de ce qu'il a connu.
C'est à Mont-de-Marsan, dans les Landes, qu'Alain Juppé a passé les 18 premières années de sa vie. "Je me suis formé dans ce milieu de petite bourgeoisie terrienne". Poussé par ses parents à travailler, le jeune Alain Juppé se doit d'être le meilleur à l'école : "ma mère, qu'on appelait la tsarine, me mettait une forme de pression mêlée à une affection sans borne". À cette exigence s'ajoutent une forme de simplicité transmise par son père, et une éducation catholique.
"Quand j'étais petit, je voulais être pape", se souvient l’ancien maire de Bordeaux. Longtemps enfant de cœur, sensible aux rites, à la liturgie et au "message révolutionnaire porté par Jésus", Alain Juppé conserve une "certaine distance" vis-à-vis de l'Eglise, conscient de "ses nombreux scandales, de l'Inquisition à la pédopholie".
Quand j'étais petit, je voulais être pape
"Si l’on me trouve parfois sec et raide, c'est mon mimétisme avec le pin des Landes", écrit Alain Juppé, qui explique que c'est sa timidité naturelle qui l'a poussé à avoir une telle retenue. "L'image qu'on avait de moi a pu me blesser, parce qu’on ne percevait pas ma vraie personnalité", ajoute-t-il. Mais cette timidité ne freine pas son ambition. Pour lui, "se fixer des buts élevés et se dépasser pour les atteindre ne doit pas être stigmatisé si c'est fait au service d’une cause".
Un jour, un professeur d'histoire au lycée lui remet une brochure de l'ENA. Quelques années plus tard, après des études de lettres en classes préparatoires et à l'ENS, Alain Juppé intègre l'institution. À ceux qui pointent du doigt son parcours d'élite, il répond qu'il faut des personnes "qui tirent les autres vers le haut par leurs performances, leurs qualités, leurs réalisations. Dans le monde sportif aussi on a besoin d'une élite !".
"Je travaillais au ministère des finances quand j'ai reçu un coup de fil : on me proposait d’entrer au cabinet du premier ministre, qui était alors Chirac". Ce coup de fil marque un tournant. C'est la rencontre d'Alain Juppé avec Jacques Chirac qui le pousse à entrer en politique : "j'ai senti tout de suite entre nous une relation de confiance, ce qui est rare dans ce milieu". Pour Alain Juppé, le Chirac des années 1970 est un "bulldozer qui veut s'attaquer à une gauche alors très présente". Les idées des deux hommes politiques convergent, tant sur la foi en l'Europe que sur la doctrine sociale gaulliste. Cette confiance, cette entente, font qu'Alain Juppé est nommé Premier ministre de 1995 à 1997.
Si certains associent au Premier ministre l'image de celui ou de celle "corvéable à merci", Alain Juppé estime, lui, que "Matignon n'es pas un enfer : je ne connais pas de Premier ministre qui ait quitté Matignon volontairement - hormis Chirac".
Cette quasi-norme est pour lui la "preuve que les intérêts de la fonction sont supérieurs aux inconvénients". Pour lui, Matignon est "l'endroit où l'on prend des décisions toutes les heures, ce qui permet d'agir".
De ses années passées là-bas, il tire un bilan positif : "j'avais une grande marge de manœuvre, et je n’avais pas l’impression d’être sous tutelle permanente". Vingt ans plus tard, en 2017, Alain Juppé se présente aux primaires des élections présidentielles, mais c'est François Fillon qui est retenu avant que le scandale n'éclate. "Je n'ai pas voulu me présenter à nouveau, je ne voulais pas être un plan B - par orgueil et par réalisme politique. Et je garde un souvenir positif d'avoir sillonné la France et rencontré autant de Français".
"Dans le monde politique, on est embarqué dans un tourbillon, fait d'une forme d’enthousiasme et de griserie", reconnaît Alain Juppé, qui s'interroge aujourd'hui sur son rôle de père et de mari. Conscient des sacrifices "énormes" et des nombreuses contraintes de l'"homus politicus", l'ancien Premier ministre estime que les personnalités politiques, tous partis confondus, "s'engagent d'abord pour servir, et croient au bien commun. On veut tous améliorer la condition de la société". Et ces ambitions demandent du temps : "la vie politique est un apprentissage des autres, de la proximité, de l'écoute". Pour agir, "il faut du temps, la politique ne s'improvise pas".
Face aux luttes internes qui existent dans les partis, Alain Juppé rappelle que "partout où il y a des enjeux de pouvoir, il y a de la compétition. Parfois le sectarisme fait que l’on n’avance pas, que l'on se divise, et les médias alimentent ce feu". Ce qui explique l'importance qu'il accorde au dialogue, à la vertu de modération : "la colère est mauvaise conseillère". Et à ceux qui lui disent que les Français sont ingouvernables, Alain Juppé répond que "bon an mal an on gouverne. La France n'est pas effondrée, c'est un pays extraordinaire".
La France n'est pas effondrée, c'est un pays extraordinaire
Les 24 années passées en tant que maire de Bordeaux de 1995 à 2004 puis de 2006 à 2019 sont pour Alain Juppé à l’origine de nombreux aboutissements. Quand il arrive au pouvoir, "les Bordelais eux-mêmes baptisent leur ville La belle endormie". Bordeaux est "une ville noire, cachée sous la suie". Alain Juppé et ses équipes lancent un important plan de ravalement, qui "révèle la ville et transforme la vision qu’on en avait". S'ensuivent des chantiers tout aussi colossaux : aménagement des berges, mise en place d'un réseau de tramway, édification de ponts... Ces réussites s'expliquent grâce au temps passé à la tête de la ville, mais aussi grâce au contact quotidien avec les habitants, qui "permet de comprendre et d’adapter ses objectifs, de faire fonctionner la démocratie participative au quotidien".
Comme beaucoup d'hommes politiques, Alain Juppé n'échappe pas au scandale. En 2005, il part un an au Québec, après avoir été mis en examen pour recel et prise illégale d’intérêts suite à une affaire d'emplois fictifs au RPR. "C'était une pratique de la majorité des partis politiques, et c'est vrai que je n'ai pas été assez rapide pour que tout soit fait conformément à la loi : ça m’est tombé dessus". Pour Alain Juppé, l'expérience est un "orage fatal, une épreuve très difficile : on avait décrété que j’avais trahi la confiance du peuple français, alors qu'il n'y a eu aucun enrichissement personnel". En 2006, volontaire de "reconquérir la confiance des français", Alain Juppé est élu au suffrage universel à la mairie de Bordeaux : "je me suis senti lavé de l’opprobre jeté sur moi".
Pour Alain Juppé, très attaché aux valeurs de la devise nationale, l'enjeu crucial aujourd'hui est la laïcité. "Notre démocratie est fragile et malade, attaquée par des obscurantismes et des fanatismes religieux, aujourd'hui essentiellement djihadistes". L'actuel membre du Conseil constitutionnel voit la laïcité comme une liberté plus que comme un combat anti-religieux ; et voit d’un mauvais d’œil "l’islam qui revient à relecture littérale du Coran" et estime qu’en 2023, une telle interprétation n’est pas envisageable, que "c’est aux théologiens musulmans de le dire. Un jour il faudra un accord, une sorte de charte de la laïcité".
Mais l’homme politique garde espoir : dans le "pays des merveilles" qu’est la France, il est spectateur d’une jeunesse "formidable, qui entreprend, qui a envie de créer" et prête à se battre contre les menaces que peuvent être les fanatismes ou l’intelligence artificielle. Alain Juppé se veut ambitieux pour la France et croit au pouvoir de la politique.
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