POINT DE VUE DE CLOTILDE BROSSOLLET - En racontant sa propre histoire et celle de ses proches, sommes-nous dans la cadre d’un récit auto-centré ? C’est la crainte de Clothilde Brossollet qui voit dans la narration d’une “compilation d’expériences personnelles” une littérature au bord du néant.
Dans son dernier roman, l’écrivain Édouard Louis se pose la question du coût de la liberté. Ce sixième ouvrage du prodige de la littérature, devenu la coqueluche du tout Paris mondain intellectuel et médiatique, raconte l’histoire de sa mère. “Monique s’évade” prétend questionner le discours féministe : Monique se retrouve contrainte de quitter son compagnon, un homme violent et alcoolique. Mais l’évasion a un coût ! Il faut payer la caution de la nouvelle maison, l’équipement électroménager pour équiper celle-ci, le taxi nécessaire à la fuite. Édouard Louis décrit ainsi comment, en bon fils, il a pu, lui, offrir cette liberté à sa mère. Pour son sixième ouvrage, le jeune écrivain, transfuge de classe sauvé par les livres, confirme qu’il est incapable de sortir de l’écriture de soi. Il nous livre, là encore, un récit totalement auto-centré et son succès laisse craindre que la littérature ne soit plus que réduite à cet exercice quasi-psychanalytique, dans une société où le ressenti fait figure de vérité.
Son parcours littéraire est emblématique d’une société où chacun se revendique comme la victime d’un autre et où les groupes sociaux ne sont perçus que comme des structures de domination. Révélé à 21 ans avec un récit autobiographique, "En finir avec Eddy Bellegueule", l’auteur revenait sur son passé de petit blanc picard, issu du sous-prolétariat, sur ces années où il s’appelait Eddy Bellegueule. Étudiant à Paris, ayant pu suivre les cours de l’ENS, après une admission sur dossier, celui qui choisit de se faire appeler Édouard Louis, incarne la figure du "prolo" qui s’est émancipé grâce à l’école, au travail, à la culture. Il devient très vite un phénomène médiatique, une figure de la gauche intellectuelle radicale et sa parole prend nécessairement une dimension politique quand il dénonce les mécanismes d’assignation à résidence. Son troisième ouvrage, "Qui a tué mon père", charge très violente à l’égard des
élites politiques, raconte la vie de son propre père : homophobe, machiste, violent, électeur d’extrême-droite… Le père d’Eddy Bellegueule est pourtant présenté comme la victime de la violence de classe, des forces historiques qui oppriment. Sous la plume d’Édouard Louis, littérature et lutte se confondent, le récit n’est plus témoignage mais une mise en scène du moi, soumis à une telle violence que lecteurs et critiques ne peuvent que se taire, par peur d’être accusés, à leur tour, d’être les complices de cette violence sociale.
Édouard Louis est peut-être outrancier mais le succès de nombreux ouvrages de témoignage montre que la littérature du moi, prend une place prégnante. Il suffit de regarder le succès de livres comme ceux de Camille Kouchner, Vanessa Springora, Neige Sinno ou encore “Psychopompe” d’Amélie Nothomb qui racontent tous l’horreur de l’inceste et de la violence sexuelle sur les enfants. Neige Sinno tout comme Amélie Nothomb n’ont pas écrit pour témoigner : alors qu’elles sont toutes les deux déjà écrivains, elles ont choisi leur traumatisme comme sujet de leurs ouvrages. Qu’Annie Ernaux ait reçu le Prix Nobel de Littérature confirme cette tendance. Son œuvre est essentiellement autobiographique et elle considère la littérature comme un lieu d’émancipation avec pour but de « venger son sexe », ce qui n’est pas sans conséquence sur son écriture qu’elle revendique comme « neutre », « objective » et qualifiée de « plate » en se vantant d’avoir « rompu avec le bien écrire, la belle phrase ».
L’art littéraire ne cherche donc plus à résoudre « la dialectique entre le singulier et l’universel », il n’est plus que la « compilation d’expériences personnelles », comme le dit le critique Romaric Sangars. La littérature est elle aussi victime d’une société régie par l’individu enfermé dans sa propre histoire personnelle. Il est grand temps qu’une nouvelle avant-garde s’élève car nous risquons de plonger dans le néant, comme le dit Romaric Sangars dans son stimulant essai, "La dernière avant-garde, le Christ ou le néant."
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