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Les complices de la machine

Un article rédigé par Jean-Marc Reichart - 1RCF Belgique, le 14 novembre 2024 - Modifié le 14 novembre 2024

En plus d'être journaliste et critique d'art, Jean-Marc Reichart est également enseignant dans le plus ancien établissement scolaire de la cité ardente: le collège Jésuite Saint-Benoît Saint-Servais de Liège. À travers cet article, il donne son opinion au sujet de l'introduction de l'intelligence artificielle au sein de son milieu scolaire.

Photo illu I.APhoto illu I.A


Si l'on suit les lieux communs du monde enseignant, rares sont les après-midis de formation qui peuvent se révéler constructives. Par contre, certaines d'entres- elles, plus rares encore, sont amenées à construire, à elles seules, des révélations.

Ainsi, sous couvert de préparer la transition numérique, il a récemment été question de nous former et de nous informer sur l'utilisation de l'intelligence artificielle au sein de nos cours. Et ce, aussi bien concernant le rapport que doit entrenir l'élève vis-à-vis d'elle que celui que doit adopter l'enseignant. Et soyons immédiatement clair au sujet de cette deuxième occurrence: nous sommes vivement encouragés par les techno-pédagogues à utiliser cette nouvelle technologie comme un outil. Présentée comme un moyen révolutionnaire, complet et efficace afin de construire nos cours, l'intelligence artificielle nous permettrait ainsi de gagner un temps précieux de mise en forme, d'ouvrir le champ des thématiques, d'enrichir les possibilités de recherche et de bénéficier de la créativité procédurale du méga-cerveau électronique.
Afin de ne pas passer pour un passéiste, voire pire, pour un réactionnaire, je ne commenterai pas cette quasi-injonction découlant certainement de l'enthousiasme naturel qui jaillit à chaque "avancée" technique.
Ce serait un comble venant de la part du professeur d'éducation par la technologie que je suis.
Seulement, le bât blesse, et selon moi gravement, en ce qui concerne l'attitude à adopter quant à l'usage de cette même intelligence artificielle par nos élèves au sein d'un contexte scolaire.
Le positionnement face à cette question en tant qu'enseignant ne sera pas anodin, ni sans conséquence car il est relié, selon moi, à un problème éthique fondamental:
Qu'est-ce qu'enseigner?
Selon les traditions de notre collège, la pédagogie ignatienne vise le développement de tout l'homme. Elle comprend une formation nourrie par le concret, le respect, l'ouverture aux autres, le partage de ses dons, la volonté et, surtout, le discernement.
Alors, quid du concret et du discernement lorsque l'effort, la curiosité et la pratique sensible (qui forgent en grande partie la cognition) vont être automatiquement annihilés par le recours à la machine?
Car, ne nous leurrons pas, et inutile d'invoquer ici Isaac Azimov, Philippe K. Dick ou Maurice G. Dantec pour illustrer mon propos: nous sommes dès  maintenant, collectivement, en train de déléguer notre intelligence. Quel qu'en soit le motif. Le processus est en cours. C'est un état de fait.

Concernant plus précisément nos élèves, il n'est pas subversif de constater que, dans nos pratiques, nous sommes déjà dans une lutte pour les conserver dans le réel.
Partons d'une situation concrète pour illustrer et finir ma digression:
À l'atelier, une élève se blesse le doigt une première fois avec une gouge lors d'une activité de linogravure. Et là, au lieu d'assimiler sensitivement l'erreur à ne pas reproduire, l'élève va se blesser à répétition. Se trouant littéralement plusieurs fois le doigt jusqu'à ce que le professeur le remarque et l'arrête. Ce conditionnement opérant pavlovien qui se détraque devrait grandement nous poser question et je suis certain que cette déconnexion corporelle, ici, peut se retrouver sous d'autres formes, à d'autres endroits et dans d'autres domaines que mes collègues identifieront. Alors, au-delà de cette anecdote qui pourrait être assimilée à de l'automutilation inconsciente, il est interpellant de constater que nous sommes en face d'élèves de plus en plus incapables d'envisager une situation réelle dépendante d'une logistique. La pratique artisanale les sidére. L'atrophie de la dextérité manuelle gagne du terrain d'année en année. Et la diminution de l'intelligence sensitive règne.

Dans ce contexte, il est vrai qu'il est tout à fait urgent de leur apprendre à utiliser "intelligement" un programme qui leur permettra, entre autres, avec la manipulation de "prompts", de générer, quasi instantanément n'importe quelle production, réflexive ou non, camouflée dans un style imparfait et donc, dès à présent, parfaitement indétectable. Répondre à cette urgence correspondrait à accepter, par dépit, que la machine pense déjà à leur place.

Car, soyons réaliste, face à la puissance des possibilités qu'offre l'intelligence artificielle, quel sera le réflexe d'un apprenant dans un contexte où on autorise, voire même où on encourage, son utilisation? Toute tentative d'encadrer un quelconque usage se verra immédiatement mise en concurrence puis rapidement vaporisée par la tentation unilatérale à son recours afin d'effectuer, quasi instantanément et sans le moindre effort, une tâche certifiée qui mobilise des mécanismes cognitifs formateurs pour l'entendement.

Alors, quel est le rôle de l’École dans tout ça?

Doit-elle être un lieu d'ouverture au monde, qui prend, intègre sans questionnement toutes les évolutions?
Ou un lieu de résistance, où l'objectif de la liberté passe par l'apprentissage à être libre? Où notre devoir serait de les inciter à ne pas céder à la tentation de la facilité. Pour leur bien propre. Pour leur construction en tant qu'être humain. Pour, justement, ne pas laisser la machine penser à leur place.
Une machine qui, au passage, quand on l'interpelle sur le sujet, se questionne elle-même sur son usage au sein d'un contexte scolaire...
Ne cédons surtout pas au sentiment d'impuissance voire au fatalisme.

La boîte de Pandore est déjà ouverte. Il n'est pas pressé, selon moi, d'y précipiter volontairement nos élèves.

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