Depuis plusieurs jours les chancelleries européennes s’agitent autour de la guerre hybride que mène la Russie avec le soutien du Bélarus contre l’Union européenne. On sait que les présidents russe et bélarusse cherchent à diviser les populations européennes en poussant des migrants du monde entier vers l’Europe. De fait, ces populations commencent déjà à se diviser.
D’un côté on trouve ceux qui considèrent qu’il n’est pas tolérable d’utiliser les migrants comme arme de pression dans la mesure où les sociétés européennes ne sont pas aujourd’hui en mesure de les intégrer gratuitement et massivement. D’un autre côté, il y a ceux qui considèrent en revanche que, à l’approche de l’hiver, il n’est pas possible de laisser mourir de froid des familles entières dans les forêts polonaises, en sachant en plus que l’Europe n’a rien à craindre de quelques milliers de migrants supplémentaires.
Le gouvernement français a lui-même montré qu’il était traversé par cette même tension. Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a exprimé la solidarité de l’Etat français avec la Pologne et a ajouté, au sujet du mur, que la France n’avait "pas de leçons à donner" aux Polonais. Par contre, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes Clément Beaune a déclaré pour sa part qu’il était contre une Europe "qui se hérisse de barbelés ou se couvre de murs".
Il se trouve que je me trouvais en Pologne ces derniers jours pour participer à une conférence sur les voies possibles de construction de la paix entre la Pologne et ses voisins. La conférence s’est déroulée avec la participation des recteurs des grandes universités polonaises. Ce que j’ai entendu à cette occasion c’est que les Polonais eux-mêmes ne se considèrent pas comme un pays hostile aux migrants. De fait ce pays accueille plus de deux millions de migrants ukrainiens pour une population globale de 37 millions d’habitants.
En revanche les Polonais considèrent que Loukachenko et Poutine jouent avec les migrants syriens comme avec des armes de guerre, d’abord pour apitoyer les Européens avec ces personnes en détresse, puis pour ouvrir à des centaines de milliers de migrants une voie d’accès à l’Union européenne. Ils rappellent que Poutine avait déjà utilisé cette arme en 2015 lorsque, après les bombardements de l’armée russe sur Alep, il avait provoqué un flot de migrants vers la Turquie puis vers l’Europe. Pour les Polonais ce type de guerre hybride n’est pas acceptable, c’est pourquoi selon eux il est indispensable de construire un mur qui séparera le monde civilisé du monde des dictateurs barbares.
A titre personnel cette position me paraît parfaitement compréhensible et respectable. J’ajoute que la responsabilité de l’Union européenne est à la fois d’apporter son aide humanitaire aux migrants au Bélarus et de soutenir la Pologne dans l’édification d’un tel mur. En effet cette pression exercée sur la frontière polonaise est en réalité une pression exercée sur toute l’Europe puisque dans l’espace Schengen on peut circuler librement de Paris à Varsovie. En France nous avons, à juste titre, un mauvais souvenir du mur de Berlin. Mais nous pensons, à tort, que la chute du mur de Berlin a étendu spontanément la civilisation à tout le continent européen. Malheureusement cela n’a pas été le cas.
C’est pourquoi il va bien falloir qu’on se remette à parler de la métaphysique de la construction européenne si on veut éviter que les dissensions existantes au sein du gouvernement français ne se transforment en véritable conflit entre Français et entre Européens. Si les Européens n’adoptent pas une vision personnaliste et communautaire des relations internationales, alors on risque de laisser la plaine aux Barbares, c’est-à-dire on risque d’abandonner les populations européennes à ceux qui ne pensent qu’à vendre leur gaz et à mettre en difficulté la démocratie européenne.
Antoine Arjakovsky est historien, directeur de recherche au Collège des Bernardins, directeur émérite de l'Institut d'études œcuméniques de Lviv (Ukraine). Son dernier livre : "Essai de métaphysique œcuménique" (éd. Cerf). Il nous livre son regard sur l'actualité chaque semaine dans la matinale RCF.
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