TRIBUNE - Ils sont là tous les quatre en ce lendemain de Noël, avec leurs trois grosses valises, devant la gare. De loin je le vois regarder son téléphone comme s’il m’y cherchait. Il vient de m’envoyer un message pour me confirmer le rendez-vous et mes deux minutes de retard l’inquiètent déjà.
Il est en fuite : il y a dix ans, étudiant, il a quitté son pays, ex-république soviétique, mafieuse et corrompue jusqu’à l’os, avec laquelle notre Europe commerce allègrement afin que nous ayons bien chaud tout l’hiver. Là-bas, c’est la répression, la violence et la tyrannie, mais officiellement, ce sont nos amis. Il est parti avec sa sœur, menacée à cause de lui, pour la Suède, alors terre d’asile généreuse. Il y travaillait comme électricien. Elle comme assistante maternelle. A Stockholm elle a eu deux enfants qui sont là eux aussi, âgés de 6 et 4 ans. C’est qu’en Suède, les lois ont changé et le pays se ferme. On expulse massivement.
Neuf ans de présence, la parfaite maitrise de la langue et l’intégration n’y changent rien : s’ils ne fuient pas, ils seront renvoyés dans leur pays où, là, rien n’a changé. Les Policiers se postent devant les écoles où les parents clandestins viennent chercher leurs enfants, pour les embarquer sans ménagement. (On dit d’ailleurs qu’en France aussi, on hésite de moins en moins à aller chercher les élèves aux parents sans-papiers, jusque dans les salles de classe.) Eux se sont cachés avant de partir, suivant un ami qui choisit la France. Ils y parviennent et s’y installent pendant un mois en brûlant leurs économies pour se loger dans une location. Et les voici devant moi. Ils n’ont plus rien, ne parlent aucune langue en usage chez nous où le russe, le persan et le turc semblent bien exotiques, pour ne rien dire du suédois.
Une fois leurs valises posées je les emmène dans un centre commercial pour remplir le frigo. La foule prépare le réveillon, les rayonnages sont débordants. Elle cherche avec passion le moins cher. Et trouve avec génie autant de centimes à économiser. Lui me dit en regardant les gens : « c’est un quartier musulman ici ? ». Entre les femmes voilées et les longues barbes, c’est vrai qu’ils sont rares, les autres. Il enchaine « c’est quand même étrange tous ces Musulmans qui veulent à tout prix montrer qu’ils sont religieux. » C’est vrai que lui n’a qu’un léger collier de barbe comme la plupart de ses contemporains trentenaires. Elle n’a ni voile ni foulard et ça ne les empêche pas de manger hallal et d’éclater de rire lorsque par erreur, cherchant les jus de fruits, ils se retrouvent dans le rayon des alcools.
En 2024, que deviendront-ils ? Tout se ferme chez nous, à part l’Espagne et encore, les pays se replient derrière leurs frontières ou alors, plus hypocrites comme chez nous, prétendent mener une politique encore humaniste mais en sous-main refusent à tour de bras renouvellement de papier et autorisation temporaire. On sacrifie l’humain au profit de l’affichage. On corrompt le bien commun en refusant de réfléchir ensemble, arguments présentés, à ce que nous voulons vivre. Mes malheureux voisins du Pas de Calais le savent mieux que personne : ce n’est pas parce qu’on ferme la porte de sa maison qu’on empêche l’eau de monter...
Pour 2024, est-il possible de souhaiter que les propagateurs de peurs se fassent artisans de paix, que nous puissions parler, dialoguer, échanger, histoire de sortir d’une politique névrotique où seules comptent la communication et la réaction à l’évènementiel ? Possible aussi de souhaiter que ceux qui se recueillent devant une crèche n’oublient jamais qu’ils y contemplent des pauvres et des futurs migrants ? Et que ceux qui votent ou font voter les lois, aillent un peu plus à la rencontre de ceux qui en pâtissent, une valise à la main et un enfant dans l’autre, sans avoir rien demandé d’autre qu’un minimum d’humanité.
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