C’est un livre émouvant, plein de tendresse et de drôlerie, un joli texte à la plume délicate et au style généreux : Julia Deck raconte la vieillesse de sa mère, Ann d’Angleterre, et cherche à rassembler toute ce qui constitue son héritage, non pas en monnaie sonnante et trébuchante, mais en souvenirs anciens et trésors familiaux.
En avril 2022, la mère de Julia Deck tombe, victime d’un accident vasculaire cérébral. Elle est seule, reste plusieurs heures sue le carrelage de sa cuisine avant d’être hospitalisée. Les médecins ne sont guère optimistes, mais elle résiste, et la vie suspendue s’organise, d’hôpitaux en établissements pour personnes âgées, multipliant les interventions des uns et des autres. « La mort de ma mère ne concerne que ma mère et moi. Je ne veux pas qu’on me tienne la main. Je ne veux pas qu’on me distraie. Je veux effectuer cette traversée seule avec elle. »
Mais la patiente déjoue tous les pronostics. Le temps s’écoule lentement auprès de la malade. Cet entre-deux est propice à faire mémoire d’une vie bien remplie, des origines anglaises, née dans une cité industrielle au nord-est de Londres, jusqu’à la vie parisienne. C’est aussi se souvenir de ces liens mère-fille pas toujours faciles : « J’ai vécu avec ma mère jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. La plupart du temps, nous étions seules toutes les deux. » L'AVC a laissé des traces, le dialogue est laborieux : « c'est comme tendre la main à une personne qui bascule dans le vide. »
Tout devient fragile, délicat, sensible… On se demande ce qu’il aurait fallu faire, si on fait encore ce qu’il faut, ce qui a tenu, ce qui a été raté : « C'est le cours de la vie, une suite d’accidents qui ne se sont pas produits. » Face au naufrage, Ann d’Angleterre est royale, obstinée, courageuse : « elle doit tout réapprendre, à commencer par le langage ». Il le faut, pour tenter de comprendre aussi le secret qui semble se glisser dans les méandres de la mémoire qui s’étiole.
Ce roman peut certainement faire écho pour beaucoup d’entre nous, présenté dans un texte très littéraire. En chroniquant les derniers jours de sa mère, l’auteure raconte sa propre existence, le rôle du père, les incompréhensions mais aussi les heures heureuses. Et l’auteur finit par parler d’elle-même avec distance : « Ses parents logent en elle comme deux géants qui l’empêchent d’accéder à la vie. Elle voudrait les extirper de son corps pour grandir, y travaille sans relâche et échoue à chaque fois… ». Face au silence et à la vie qui s’échappe, comment ne pas ressentir l’urgence ? Rien ne vaut les mots, la parole même, le souffle d’une vie : « En dépit de toutes les informations dont je dispose, elle reste la personne la plus opaque que je connaisse. » Reste que la romancière qu’est Julia Deck sait ajuster les pièces du puzzle familial.
La fiction sert à cela, dire l’insaisissable : « Depuis longtemps, j’avais observé que mes romans débrouillaient le passé, prédisaient l’avenir », écrit-elle. Avant de rappeler en effet que son territoire, c’est la fiction, la littérature. Peut-être est-ce là que tout peut se dire, s’imaginer, s’inventer : « La fiction est une langue que nous parlons couramment toutes les deux. »
Ann d’Angleterre, de Julia Deck, est publié au Seuil
Chaque jeudi à 8h44, Christophe Henning (La Croix) et Christophe Mory (RCF et Radio Notre-Dame) présentent le livre de la semaine.
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