Comment travailler sur la guerre en Ukraine ? Si les journalistes nous racontent le conflit à la source, depuis un an, des analystes sont très présents dans les médias pour décoder l’invasion russe, les mouvements de troupes, la géostratégie et pour émettre des hypothèses sur la suite. À l’heure où ces décryptages de terrain et où ces narrations de guerre sont devenues un véritable champ de bataille, comprendre leur méthode et leur approche est un enjeu clé. Tous travaillent en sources ouvertes et s’appuient sur leur expérience, en acceptant de se laisser surprendre par un conflit imprévisible.
Pourquoi est-il important de comprendre comment travaillent ceux qui décryptent la guerre pour nous ? Simplement parce que “l’information, aujourd’hui, est un champ de bataille” répond Cédric Mas, qui fait partie de ces analystes qui décodent le conflit. Il est historien militaire et président de l'Institut Action Résilience. “L’information est un théâtre d’opérations des deux belligérants qui se révèle quasiment aussi important que le champ de bataille réel et matériel. C’est une arme manipulée dans les deux camps avec des opérations obéissant à des tactiques et des moyens autonomes.”
Cette documentation à flux tendu, cette information en temps réel et cette histoire immédiate utilisées comme un champ de bataille à part entière font de la guerre en Ukraine un conflit très moderne, malgré les chars et les tranchées. D’ailleurs, cet affrontement informationnel peut décider de l’issue de cette invasion autant que les bataillons des deux armées. “Si demain, nous devenons convaincus que l’Ukraine ne peut pas vaincre, alors le soutien envers Kiev va s’affaiblir et cela pourra entraîner sa défaite” assure Cédric Mas. “À l'inverse, si les Russes se rendent compte qu’ils n’ont plus aucune chance de l’emporter, le rapport de force s'inversera”. Conclusion : la perception des gens sur le conflit peut avoir un impact direct sur le terrain d’affrontement.
Si demain, nous devenons convaincus que l’Ukraine ne peut pas vaincre, alors le soutien envers Kiev va s’affaiblir
Dans les deux camps, les récits sont savamment orchestrés. À chaque discours, Vladimir Poutine veut faire de ce conflit une guerre de civilisation et présenter l’Occident comme agresseur. De son côté, l'Ukraine veut se poser en rempart pour l'Europe afin que la communauté internationale reste mobilisée en sa faveur. Dans cet affrontement, avant même l’étape analytique, le travail, à la source, des journalistes est compliqué, car en zone de guerre, l’information est difficilement vérifiable. “Il y a des éléments qu’on ne donne pas ou très rarement, car on a très peu de moyens de le confirmer” témoigne Thomas Misrachi, grand reporter à TF1 qui fait 5 missions en Ukraine cette année.
Le nombre de morts par exemple avancé dans les deux camps est une information cruciale, aisément manipulable et très difficile voir impossible à confirmer pour l’instant. De même, “lorsque les Ukrainiens sont en difficulté quelque part, on a relativement, facilement accès au front, mais lorsqu’ils sont à l’offensive et qu’ils ont l’avantage, là le front devient moins accessible” explique Thomas Misrachi. “Ils invoquent des questions de sécurité, c’est compréhensible, mais il y a également une volonté stratégique de ne pas nuire à leurs propres forces ou de dévoiler des positions”.
Les analystes qui décodent ce conflit s’appuient également sur le terrain, avec des sources sur place notamment, mais aussi les chaînes Telegram, une messagerie. “C’est un héritage du conflit en Syrie” précise, Cédric Mas. “Ces chaînes diffusent beaucoup de choses, il faut simplement les prendre avec précaution”. Justement, lorsqu’il s’agit de confirmer ou d’infirmer des données concernant des pertes, des avancées ou des bombardements, la meilleure source reste la vidéo. “Ces preuves permettent de géolocaliser les positions et de vérifier le niveau des pertes. Le site Oryx par exemple utilise ce genre d’outil pour documenter chaque perte de blindés, de l'identifier, de voir s’il est endommagé, détruit ou capturé et enfin de voir l’endroit où il a été détruit. Cela permet de dégager des tendances”.
Depuis le début du conflit, nous avons aussi vu fleurir un nombre colossal de cartes, très utiles pour suivre l’avancée russe, la contre-offensive ukrainienne ou les différents fronts à l’Est. Là encore Cédric Mas s’appuie sur le travail d’un autre site, qui là aussi était déjà actif lors du conflit syrien. “Ils ne changent une position sur le front que sur la base de preuves vidéos et géolocalisables”. Pas question donc de se baser seulement sur les affirmations de Kiev ou de Moscou.
On me demande si j’ai des informations particulières. La réponse est non. Je ne travaille qu’en source ouverte
Lorsqu’on parle d’image, dans cette guerre moderne, la question des satellites fait immédiatement surface. “Ils permettent plutôt de confirmer ou de lever des doutes” nous apprend Yohann Michel, chercheur analyst pour l’International Institute for Strategic Studies (IISS). “Dans certains cas cela peut-être l’information principale, notamment lorsqu’on voulait observer le redéploiement et la préparation de l’armée russe avant l’hiver, lorsqu’ils ont commencé à creuser des tranchées. Nous n’y avions pas accès sur les réseaux sociaux, mais on pouvait l’observer par satellite. On utilise aussi l'outil de surveillance des incendies de la NASA pour repérer les concentrations de tirs d’artillerie. Ainsi, on vérifie la réalité de la ligne de front de manière très factuelle : beaucoup de feu à un endroit où il n’y a pas d’incendie, cela signifie des tirs d’artillerie”.
Face à un champ de bataille qui est devenu de plus en plus transparent. La plupart des chercheurs travaillent avec des sources ouvertes. Les ressources que nous venons d'évoquer sont en fait accessibles à tous. “Parfois, on me demande si j’ai des informations particulières. La réponse est non. Je ne travaille qu’en source ouverte” assure Olivier Kempf que vous avez également beaucoup entendu depuis le début de cette guerre en Ukraine. Il est directeur du cabinet stratégique La Vigie et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.
Outre ces sources, c’est aussi l’expérience qui permet à certains analystes de décoder au mieux les mouvements en Ukraine. On l’a vu, Cédric Mas s’appuie sur son expérience de la guerre civile en Syrie lors de la décennie précédente, qui lui a donné une méthode et des outils pour travailler en direct sur un conflit. Olivier Kempf évoque lui ses “35 ans de métier”. “J’ai fait une carrière militaire donc je comprends peut-être plus facilement les intentions militaires des acteurs” explique le chercheur. Enfin, Yohann Michel regarde les armées russes et ukrainiennes avec un œil averti, car il les connaissait déjà avant la guerre. “Mon travail est de lister les unités et les équipements des forces armées russes, biélorusses, ukrainiennes et bien d’autres” expose le chercheur. “Pour cela, je dois d’abord apprendre à les connaître en temps de paix. Avec cette connaissance fine de l’appareil, des unités et de la doctrine d’utilisation théorique de ces unités ainsi qu’en suivant les nouvelles du front et les combats, on peut avoir une forme de recul, car on sait comment ces unités sont censées fonctionner cela donne un bagage pour analyser le conflit”.
Bien sûr, et les médias n’y sont pas anodins, toute analyse se heurte à un moment au difficile exercice de la projection. Dans un conflit imprévisible l’erreur est inévitable. “Lorsqu’on rembobine le fil, c’est intéressant de voir où on témoigne de sa surprise” analyse Olivier Kempf qui retrace ses points hebdomadaires dans son livre Guerre en Ukraine.
Il peut y avoir un risque d'hubris
Accepter les erreurs d’analyses fait partie de l’exercice. Parmi ces surprises, deux grandes se détachent : le déclenchement du conflit en lui-même, “jusqu’au bout, je pensais que c’était de la gesticulation” reconnaît Olivier Kempf en parlant des mouvements de l’armée russe, et puis l’inattendue résistance ukrainienne. “Il peut y avoir un risque d'hubris” conclut Yohann Michel. “On peut avoir l’impression grâce aux sources ouvertes d'avoir accès à tout alors qu’en fait il y a toujours des éléments qui passent sous nos radars et parfois des choses importantes. Par exemple, on avait du mal à connaître la réalité de la présence russe dans la zone de Kherson avant la libération de la ville par les unités ukrainiennes”.
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