Mort il y a 110 ans, le 5 septembre 1914, Charles Péguy est souvent présenté comme un grand écrivain catholique, au risque d’occulter son attachement profond au judaïsme. Ami de Jules Isaac, d’Edmond Fleg ou de Bernard Lazare, il s’est vu lui-même incarner la "mystique chrétienne" en s’engageant aux côtés des dreyfusards et contre l’antisémitisme. Et de façon indirecte, Péguy a influencé l’Église catholique dans son regard sur le judaïsme après Vatican II.
La fécondité des amitiés juives de Charles Péguy touche particulièrement Claire Daudin. Spécialiste de la vie et de l'œuvre de Péguy, elle est l’ancienne présidente de l’Amitié Charles-Péguy. Elle a dirigé la publication de ses "Œuvres poétiques et dramatiques" dans la bibliothèque de la Pléiade en 2014 et collaboré au "Dictionnaire Charles Péguy" (éd. Albin Michel, 2018). On peut retrouver en ligne le cours qu’elle a donné en 2024 à l’ISTR de Marseille sur le thème : "Péguy et les Juifs : la mystique de l'amitié".
Les amitiés juives de Péguy ont tenu une place centrale dans sa vie et dans son œuvre, mais on en parle assez peu. "Péguy est passé à la postérité sous un autre visage, admet Claire Daudin, le Péguy que l’on connaît encore aujourd’hui, c’est le Péguy catholique, défenseur de la France éternelle, attaché à des valeurs traditionnelles. C’est une construction." Certes, Péguy a écrit "de magnifiques poèmes tout emplis de vertus catholiques et de passages de la bible". Il a redécouvert la foi chrétienne dans les années 1907, 1908 en lisant les évangiles, en particulier le récit de la Passion de saint Matthieu.
Malgré son attachement au Christ et sa grande dévotion pour la Vierge Marie, Charles Péguy est toutefois resté "marginal" par rapport à l’institution ecclésiale. Marié civilement - et non religieusement, lié à une belle-famille nettement anticléricale, Péguy s’est tenu éloigné des milieux catholiques. "Sa catholicité s’enracine dans une chrétienté médiévale, souligne Claire Daudin, qui finalement est très loin de la sociologie et de la politique catholique de son temps sur laquelle il a des mots très sévères."
C’est sans doute cette distance qui a permis à Péguy d’échapper à l’antijudaïsme chrétien et à "l’enseignement du mépris" entretenu au sein du catholicisme, selon la formule de Jules Isaac. « Quand il retrouve Jésus, il retrouve "le Juif Jésus", il le retrouve après avoir passé par tout ce cheminement d’amitié avec des Juifs et de combat contre l’antisémitisme. »
"Les amitiés juives de Péguy sont des amitiés de combat, de lutte commune autour de l’affaire Dreyfus et des amitiés de vie quotidienne." Charles Péguy s’est engagé très tôt aux côtés des dreyfusards. Il était alors un jeune étudiant de l’École normale supérieure, véritable "foyer de dreyfusisme", comme la décrit Claire Daudin. "C’était vraiment un lieu où les valeurs de justice, de vérité étaient défendues."
C’est sa quête de vérité et de justice qui explique l’engagement de Péguy mais aussi ses liens avec ses amis juifs. Dont Bernard Lazare, journaliste "de tendance plutôt anarchisante d’origine juive", pour qui l’affaire Dreyfus a été "comme pour beaucoup d’Israélites comme on les appelait à l’époque, une commotion". Bernard Lazare a publié en Belgique "L'Affaire Dreyfus - Une erreur judiciaire", en 1896, pour dénoncer l’injustice faite à l’officier français. Pour Péguy, Bernard Lazare a été "un mentor" dans l’exercice "d’une forme de journalisme éthique dont Péguy s’est toujours réclamé".
Ainsi, lorsque Péguy a lancé, en 1900, sa revue Les Cahiers de la quinzaine, c’était au nom de "la vérité vraie", selon sa formule. Cette revue, à laquelle ont contribué plusieurs de ses amis juifs - comme Edmond Fleg, André Spire ou Bernard Lazare - et où il a publié l’essentiel de ses œuvres, Péguy en a fait le lieu d’un combat contre l’antisémitisme. "Mais un combat qui mise sur l’information et la rationalité, ajoute Claire Daudin. Autant l’antisémitisme est irrationnel, à la fois dans ses justifications et dans ses manifestations passionnées, autant les dossiers qui vont paraître aux Cahiers de la quinzaine, ce sont des études, des enquêtes…"
Ce sont les Juifs que Péguy connaît qui ont la mystique de l’amitié, c’est-à-dire une conception de l’amitié fondée sur une tendresse particulière, une fidélité, une estime
La revue des Cahiers de la quinzaine a été pour Péguy l’illustration de la "mystique chrétienne" qu’il a selon lui incarnée. Dans "Notre jeunesse", publié en 1910, après son retour à la foi chrétienne, il a expliqué que son engagement dans l’affaire Dreyfus avait été une "action mystique" et qu’il était guidé par un christianisme latent en lui, dont il n’avait pas encore conscience.
Ce terme de "mystique", on le retrouve très souvent chez Péguy. Pour lui, il existe une mystique juive, une mystique chrétienne et une mystique monarchique - et "toutes ont leur revers politique", nous explique Claire Daudin. Si la mystique est synonyme, dans la langue de Péguy, d’élan et d’idéal, elle risque de "dégénérer en politique politicienne, en recherche du profit personnel et ça c’est ce qu’il déplore absolument". C’est toujours dans "Notre jeunesse" que l’on trouve cette expression restée célèbre : "Tout commence en mystique et finit en politique."
Il existe aussi selon Péguy une "mystique de l’amitié". "Ce sont les Juifs qu’il connaît qui ont la mystique de l’amitié, explique Claire Daudin, c’est-à-dire une conception de l’amitié fondée sur une tendresse particulière, une fidélité, une estime."
On voit ce que c’est qu’une amitié qui dépasse le lien interpersonnel au-delà même de la mort à travers l’histoire pour vraiment faire progresser, faire jaillir, une autre façon de concevoir les rapports
Si "la gloire de ce Péguy grand poète catholique" est "posthume et en grande partie fabriquée", le "Péguy ami des Juifs, ce sont ses amis juifs qui en ont parlé". Et notamment Jules Isaac, qui a publié, en 1960, "Expérience de ma vie" - sous-titré "Péguy". "C’est cette passion de la vérité qui m’a amené à Péguy et qui m’a lié étroitement à lui", a déclaré l’historien en 1959. Cofondateur de l’Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF) en 1948, Jules Isaac a su influencer l’institution ecclésiale à son plus échelon le plus élevé. Il a convaincu le pape Jean XXIII, deux ans avant l’ouverture du concile Vatican II, d’introduire une vision nouvelle du judaïsme au sein de l’Église catholique.
Pour Claire Daudin, c’est en lisant les textes de Jules Isaac "que l’on voit ce que c’est que la mystique de l’amitié. On voit ce que c’est qu’une amitié qui dépasse le lien interpersonnel au-delà même de la mort à travers l’histoire pour vraiment faire progresser, faire jaillir, une autre façon de concevoir les rapports."
De manière frappante, on remarque que le discours officiel de l’Église catholique aujourd’hui sur les relations entre juifs et chrétiens ressemble à cette mystique de l’amitié énoncée par Charles Péguy. "Et ça, j’en suis vraiment très reconnaissante et pleine d’admiration, confie Claire Daudin, parce que c’est vraiment un développement assez tardif de l’œuvre de Péguy mais un relais a été pris, notamment à travers la figure de Jules Isaac qui était un ami de jeunesse de Péguy."
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