Normandie
Face aux aléas des marchés mondiaux et aux risques climatiques, l’autonomie protéique des fermes est une nécessité. Les agriculteurs cherchent à valoriser davantage leurs fourrages pour améliorer la rentabilité des exploitations, réduire leur empreinte carbone, et améliorer la vivabilité du métier.
C’est l’objet de nombreuses controverses. 2,4 millions de tonnes de tourteaux de soja sont importées chaque année en France, en provenance principalement d’ Amérique du Sud, selon des chiffres de 2018 d’Eurostat. Cette importation de protéines rend les éleveurs français dépendants des fluctuations des marchés mondiaux et suscite de nombreuses incompréhensions en raison de son impact environnemental (déforestation, variétés OGM, bilan carbone du transport...). C’est pourquoi, depuis plusieurs années, les agriculteurs travaillent à améliorer leur autonomie protéique, c’est-à-dire leur capacité à produire eux-mêmes les protéines nécessaires à leur troupeau. Plusieurs solutions se présentent à eux : optimiser le pâturage, développer la culture de prairies multi-espèces ou encore produire des betteraves fourragères. Des solutions qui peuvent se révéler complexes à mettre en place et nécessitent une prise de risques, d’où l’importance de travailler sur cette problématique en groupe, ce que le fait le GIEE Autonomie alimentaire du Cotentin depuis 2015.
Jean-Noël Drouet, exploitant du côté de Barneville-Carteret dans la Manche, réfléchit depuis longtemps à cette problématique. Il a intégré le GIEE autonomie alimentaire du Cotentin dès sa création. « Je cherchais à avoir un système le plus résilient, le plus autonome possible, pour faire face à la conjoncture économique. » L’autonomie protéique varie selon les systèmes d’élevage, elle est de 86 % pour les ateliers bovins viande, de 83 % pour les ovins viande. Elle descend à 70 % pour les vaches laitières et à 47 % pour les chèvres, selon les chiffres de l’Institut de l’élevage. L’amélioration de l’autonomie protéique est donc un enjeu pour les élevages laitiers normands. Les vaches laitières sont nourries en partie avec du maïs qui apporte une forte valeur énergétique, mais qui nécessite un rééquilibrage de la ration en protéines, apporté notamment par le soja.
50 % des besoins en protéines de l’élevage sont produits sur le territoire français
« La France n’a pas un assolement qui permet de produire les protéines dont l’élevage a besoin, explique Fabien Oliver, conseiller agronomie fourrage à la Chambre d’agriculture de Normandie. Seuls 50 % des besoins en protéines de l’élevage sont produits sur le territoire national. » Cette dépendance a aussi des raisons historiques. Dans les années 60 et 70, des accords de l’OCDE, l'Organisation de coopération et de développement économiques, prévoyaient l’exportation de céréales venues d’Europe. En échange, l’Europe devait importer d’Amérique des productions de protéines et notamment du soja. Or, à partir de 2005, la Chine est devenue un gros acheteur de protéines, faisant flamber le prix du soja. Une hausse des prix qu’a vécue Jean-Noël Drouet : « Quand la Chine est arrivée sur le marché, on a vu les prix du soja augmenter d’un tiers voire doubler ». Les réflexions et échanges sur l’autonomie protéique, à l’échelle des territoires et des fermes, qui existaient déjà depuis longtemps, se sont accrues.
« On ne peut pas dénigrer le maïs. Dans les années 70 pour nos prédécesseurs, ça a été une révolution, avant il y avait une forte production de lait au printemps, mais, l’été, l’herbe ne poussait pas. Les troupeaux ont grandi, il fallait bien des stocks. Le maïs, c’est une plante qu’on sait travailler, on assure un stock facilement, car ça pousse très bien dans le Cotentin où il pleut souvent », précise Jean-Noël Drouet.
Pour diminuer la part de maïs et produire plus de protéines, plusieurs solutions se présentent aux agriculteurs, à commencer par le pâturage. Grâce à la reprise d’une ferme, Jean-Noël Drouard a pu développer le pâturage tournant autour de sa stabulation. Ses vaches laitières pâturent près de neuf mois par an. Une solution qui n’est toutefois pas si évidente à mettre en œuvre. « On a beau avoir 50 hectares, il ne s’agit pas seulement d’ouvrir la barrière, il faut que les vaches aient toujours une herbe jeune. » Avec son frère, ils ont aménagé une trentaine de parcelles dans lesquelles les vaches pâturent deux jours maximum. « C’est ce qu’on appelle un pâturage tournant dynamique pour que les vaches aient toujours une herbe appétente et riche. »
Mais le pâturage n’est pas toujours possible selon la situation géographique des fermes. C’est le cas de Gilles Delacour. Installé depuis 2008 à Bricquebec-en-Cotentin, il ne dispose pas de surface autour du bâtiment pour faire pâturer ses vaches laitières. « Il fallait trouver une solution pour apporter des fourrages à l’auge. C’est pour cela que je suis rentré dans le GIEE pour travailler sur les mélanges multi-espèces. » Dans ses prairies, Gilles Delacour fait donc pousser un mélange de ray-grass, de vesce, de trèfle et de seigle. Il surveille attentivement les stades de récolte, pour avoir un maximum de protéines. Car contrairement au maïs, la production d’herbe demande un travail régulier. « Toutes les six semaines, on doit faucher, explique Jean-Noël Drouard. C’est une problématique qu’on a travaillée dans le groupe, car c’est très contraignant, pour un exploitant seul de faire beaucoup de récoltes d’herbe. Dans le Cotentin, on a développé des groupes de fauche d’herbe, réalisée par un salarié de la Cuma ou pas une entreprise de travaux agricoles. »
En améliorant leur autonomie, les deux agriculteurs ont gagné en rentabilité. Depuis qu’il travaille sur l’autonomie protéique, Jean-Noël Drouet n’importe plus que du tourteau de colza, qui vient du bassin parisien, pour remplacer le soja. S’il est resté stable au niveau de la production, il se réjouit d’avoir pu passer le cap de la guerre en Ukraine sans difficultés. Quant à Gilles Delacour, en diversifiant ses rations, il a pu diminuer de 10 % sa production de maïs tout en augmentant sa production de lait. Une amélioration qui se vérifie dans l’ensemble du groupe. « Dans un contexte d’agrandissement des exploitations, on a constaté un maintien de l’autonomie protéique, un maintien du coût alimentaire, et malgré tout une augmentation de la production de lait. La part de maïs a beaucoup moins augmenté que la part de prairie. Cela veut dire que l’augmentation de la production de lait s’est faite grâce aux prairies et aux protéines produites sur la ferme », conclut Fabien Olivier. Le conseiller constate, depuis la création du GIEE en 2005, que les extrêmes ne sont pas souhaitables. « Soit vous avez une autonomie faible et vous manquez de résilience face aux prix des intrants qui augmentent. Et si vous êtes à 100 % autonome, vous avez un manque de production et donc un manque de rentrée d’argent. Cela limite la capacité d’investissement et le revenu des agriculteurs. Un taux d’autonomie à 70, 75 %, c’est l’idéal », explique-t-il.
Augmenter son autonomie pour limiter les importations permet également d’améliorer l’empreinte carbone des exploitations. « Dans le Nord-Cotentin, on présente un bon bilan carbone grâce à nos prairies qui stockent du carbone, et qui compensent l’émission de méthane par les vaches », se félicite Jean-Noël Drouet. Grâce aux rotations de cultures, de l’azote est aussi apporté dans le sol. « Ces prairies temporaires vont libérer de l’azote pour les cultures suivantes, ce qui limite l’importation d’engrais », décrit Fabien Olivier.
Les agriculteurs veulent bien faire évoluer leurs pratiques si ça ne dégrade pas leur qualité de vie
L’aspect social compte aussi dans les études réalisées au sein du GIEE. Tous les trois ans, un bilan de triple performance est réalisé, prenant compte aussi bien l'aspect économique, l'aspect environnemental que l'aspect social du système. Pour les indicateurs sociaux, les éleveurs sont questionnés sur leur ressenti face à leur rémunération, leur temps libre, leur niveau de stress. « On voit des choses intéressantes. Les agriculteurs du groupe sont plutôt satisfaits de leur rémunération et de leur temps libre. C’est important à prendre en compte, car ils veulent bien faire évoluer leurs pratiques si ça ne dégrade pas leur qualité de vie, et notamment leur temps libre », constate Fabien Olivier.
Pour Jean-Noël Drouet, la problématique actuelle, c’est le manque de main d’œuvre. « Il va falloir mettre des systèmes en place les plus résilients possibles, des systèmes supportables pour les jeunes qui vont arriver. » L’autonomie protéique représente donc un défi crucial pour le renouvellement des générations en agriculture.
Chaque mois, une émission depuis une ferme de la Manche pour expliquer les enjeux de l’agriculture aujourd’hui et les solutions mises en place. Une émission réalisée en partenariat avec le CRDA de la Manche, Comité Régional de Développement Agricole.
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