L’humain n'aime pas les limites qu'il vit souvent comme une restriction de sa liberté. Pourtant, les lois fondamentales qui nous permettent de vivre en société ne sont pas vues comme des restrictions de liberté: elles rendent au contraire possible l’expression de notre liberté. Il n’y a pas de raison que pour les limites physiques il en soit autrement. Féris Barkat nous invite à envisager les limites physiques comme la véritable et l’unique porte d’entrée vers nos libertés.
Je vous parle aujourd’hui de cette étude sur les "tipping points", c'est-à-dire les points de bascule, parue dans Science. Une contribution scientifique majeure certes, mais surtout effrayante. Le réalisme a rattrapé le pessimisme. Nous ignorons à l’avance toutes les conséquences du réchauffement climatique qui se profilent. Par contre, nous savons qu’elles sont pour la plupart irréversibles. Et c’est surtout cet élément qui est central dans cette étude : il y a des points de non-retour, des limites qui, à un certain degré de réchauffement, provoquent des phénomènes d’emballement inarrêtables. Ces points de non-retour sont possiblement déjà franchis aujourd’hui pour la fonte du Groenland et de l'Antarctique de l'Ouest, ce qui signifie une élévation de 6 à 9 mètres du niveau mondial de l’océan en quelques siècles, avec un bonus réfugiés climatiques. Mais à 1,5 degrés de réchauffement on passe de possible à probable pour 4 points de bascule parmi les 16 identifiés.
Pour ce qui est du permafrost, donc, ces sols qui sont censés être gelés en permanence, situés principalement en Russie, au Canada, au Groenland et en Alaska. Eh bien à 1,5 degrés de réchauffement, le point de bascule se rapproche dangereusement, un point où le permafrost lui-même contribuera à se faire fondre, avec donc la libération possible de virus qui va avec, mais surtout la libération du méthane qui va contribuer à encore plus aggraver le réchauffement climatique et le phénomène d’emballement.
Ce qui est fascinant avec cette étude, c’est notre rapport aux limites. Ici, il est question de limiter le réchauffement avant que les conséquences deviennent ingérables. Et forcément cela pose la question de notre manière d’appréhender ces limites. Bien souvent, pour une civilisation aussi anthropocentrée que la nôtre, nous n’aimons pas les limites, il y a cette injonction à devoir aller toujours plus haut. L’humain est inarrêtable, d’où notre frilosité à accepter les limites climatiques qui, soi-disant, restreignent notre liberté.
Pourtant, pour la plupart d’entre nous, les lois fondamentales qui nous permettent de vivre en société ne sont pas vues comme des restrictions de liberté. Au contraire ces lois sont les conditions de possibilité d’expression de notre liberté, c’est dans ce cadre législatif que nous pouvons être libres. Et bien il n’y a pas de raison que pour les limites physiques il en soit autrement. Même si c’est contre intuitif, on se porterait mieux en percevant ces limites physiques, climatiques comme le symbole de notre liberté. On ne sera jamais autant libre qu’en ne dépassant pas les 2 tonnes de co2 par personne et par an comme le préconise le GIEC pour rester sous les 2 degrés. C’est dans ce cadre et uniquement dans ce cadre que peut et que doit s’exprimer notre liberté.
À nous d’inventer de nouvelles manières de l’exprimer mais ne pas respecter ce cadre ce n’est pas être libre, c’est s’assurer la contrainte. Oui, car en franchissant les points de bascules climatiques, on doit faire face à des conséquences 1) autrement plus contraignantes que le cadre de départ et 2) des conséquences qui ne dépendent plus de nous. On perd le contrôle et c’est précisément ça la plus grande perte de liberté, ne plus pouvoir agir sur ce qui agit sur nous. Pour éviter ça, voyons les limites physiques non pas comme des contraintes mais comme la véritable et l’unique porte d’entrée vers nos libertés.
Et pour nous aider à penser les limites, nous pouvons aller voir du côté de chez Kant. Dans l’Introduction de la "Critique de la raison pure", il prend l’image d’une colombe qui s’envole et qui ressent la résistance de l’air : à priori elle pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide - nous dit Kant. Ici, il montre que ce que la colombe pourrait percevoir comme contraignant, c’est-à-dire l’air, est en fait la condition qui lui permet de prendre son envol. S'imaginer que l'air n'est pas nécessaire, ou pire, que c’est une entrave pour l'oiseau, est un non-sens absolu. À cette occasion, Kant nous rappelle que la liberté absolue est liberticide, que la liberté absolue peut tuer la liberté.
Jeunes de la "génération climat", Alexandre Poidatz et Stacy Algrain livrent en alternance, chaque semaine, leur regard sur l'écologie et leurs clés pour changer le monde.
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