Si c’est l’Histoire, et souvent les guerres, qui ont façonné les frontières lorraines, c’est aujourd’hui l’économie qui rythme les journées des 110.000 travailleurs transfrontaliers aspirés par le miracle luxembourgeois, ancien pays sidérurgique qui affiche aujourd’hui un PIB par habitant trois fois supérieur à la moyenne européenne. Alors que le phénomène s’amplifie, les questions de mobilité, d’accès au logement ou de recrutement restent suspendues depuis des décennies ; et les responsables locaux comme les citoyens s’étonnent que les enjeux de cette "Europe dans l’Europe" ne soient pas suivis plus attentivement par Paris.
C’est un phénomène sans équivalent sur le continent : chaque matin, le Grand-duché et ses 630.000 habitants, voient arriver 200.000 travailleurs frontaliers dont plus de la moitié viennent de France. Lesquels repartent le soir venu, dans leurs voitures, trains ou bus. Le Luxembourg est une sorte d’eldorado : par habitant, c’est le deuxième pays le plus riche du monde derrière le Qatar. Et si les banques ont été un incontournable accélérateur dans les années 90, l’économie locale est aujourd’hui diversifiée, tournée vers le monde et le numérique. Idéalement situé entre l’Allemagne, la Belgique et la France, le pays tire aussi son attractivité des institutions européennes, à commencer par la BCE, la Banque Centrale Européenne.
Pour les frontaliers, sauter le pas c’est accéder à des salaires bien supérieurs, au minimum au SMIC le plus haut d’Europe, mais ce n’est pas sans conséquence. C’est Pascal PEUVREL, le président de l’Association des Frontaliers Au Luxembourg (AFAL), qui esquisse la réalité individuelle. "Frontalier au Luxembourg, ça veut dire droit du travail luxembourgeois, contrat de travail luxembourgeois, 40h de travail par semaine, sans compter les trajets." Et ces trajets occupent la plupart des débats locaux : l’A31 entre Thionville et Luxembourg-Ville est réputée pour être l’autoroute la plus accidentogène de France. Et les travailleurs rencontrés témoignent de la saturation des infrastructures, avec plus de trois heures passées quotidiennement dans les bouchons.
A l’échelle individuelle, les questions sont également très terre à terre : quelle couverture chômage ou maladie, quel régime de retraite ? Si Pascal PEUVREL et son association défendent la discrimination parfois vécue par les transfrontaliers, ce dernier pointe surtout le manque de statut. "On peut parler d’accords bilatéraux, mais il n’existe aucun cadre légal, ce qui nous amène généralement à nous appuyer sur le droit européen. Nous sommes réellement un petit laboratoire de l’Europe." Reste cette impression que quand l’Etat français s’intéresse à la question, c’est surtout pour envisager une surtaxe de ces travailleurs dont les impôts sont prélevés à la source par l’Etat luxembourgeois. Comme cela a été le cas en 2015 avec un projet d’application de la CSG sur les salaires luxembourgeois : une décision cassée par la cour européenne.
Créateur de richesse, le Luxembourg est aussi un aspirateur pour les emplois, de la restauration aux transports, en passant par la santé. Une infirmière dans un hôpital public mosellan, compare la fiche de paie "c’est du simple au double : en France, on peut espérer 2.000 euros nets avec trois ans d’expérience, alors qu’au Luxembourg on est sur 4.000 euros nets en deux ans." Ce sont les trajets et la qualité de vie qui la retiennent, pour le moment, mais voilà qui se rajoute aux problématiques que connait l’Hôpital partout en France.
L’attractivité des salaires, un phénomène contre lequel les recruteurs français ne peuvent pas lutter. C’est ce que nous livre Thierry Ledrich, président de la Fédération Travaux Publics de Lorraine. Il pointe également une forme de lassitude des entreprises de son secteur "qui en arrivent à regretter de forme des jeunes pendant un, deux ou trois ans… Lesquels jeunes partent travailler de l’autre côté de la frontière dès qu’ils deviennent opérationnels." Ainsi, il partage son inquiétude devant une pyramide des âges "qui devient affolante". L’aspiration des compétences, c’est notamment ce qui motive certains à réclamer une compensation fiscale luxembourgeoise, avec en tête le modèle des cantons suisses et de la Savoie.
Si les entreprises ont le sentiment que les forces vives leur échappent, les acteurs des travaux publics pourraient au moins espérer contribuer au développement de nouvelles infrastructures routières et ferroviaires, à même de rendre plus fluide le va et vient des transfrontaliers. Mais Thierry Ledrich regrette une certaine inertie face à l’urgence des besoins "nous devrions être en 3x3 voies entre Thionville et Luxembourg depuis des années" mais entre décideurs locaux, régionaux et nationaux, l’inertie nous amène à un début des travaux "au mieux dans huit ans". Les délais s’allongent aussi côté ferroviaire, avec des "structures insuffisantes", mais l’ambition côté Région Grand Est d’augmenter la cadence jusqu’à un train toutes les sept minutes à horizon 2024 : presque un RER transfrontalier.
Alors que certains annoncent 350.000 travailleurs frontaliers en 2050, les entreprises, décideurs et politiques locaux s’organisent pour mettre les dossiers sur la table. Car l’air d’influence du Luxembourg ne fait que croitre, et a fait basculer la Lorraine Nord dans un "autre monde". A 30km de la frontière, Thionville voit ses programmes neufs dépasser les 5.000 euros au m2 quand le territoire grand-ducal s’aligne sur des réalités plus "parisiennes". Entre les deux, les petites maisons de villages s’arrachent, et plus loin la ville de Metz se déclare "Eurométropole", et porte d’entrée des travailleurs attirés par l’aventure luxembourgeoise. Partenaire indispensable ou de plus en plus envahissant, ce que tous attendent ici, c’est un vrai soutien du prochain gouvernement français, car le Luxembourg entend aussi se faire respecter, et parler "d’Etat à Etat".
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