C’est un nouveau choc dans la communauté catholique et bien au-delà. L’abbé Pierre, ancienne personnalité préférée des français, porte-parole des sans-abris. Devenu un mythe et un modèle, il est pourtant accusé d’agressions sexuelles par plus d’une vingtaine de femmes, des actes qui auraient été commis entre les années 50 et les années 2000. Regards croisés du père Jean Gueit, recteur de l'église orthodoxe de Saint Hermogène à Marseille, et du père Pierre de Charentenay, prêtre jésuite à Marseille.
Jean Gueit : J'ai été complètement sidéré.
Bien évidemment, aucun homme n'est ni tout blanc ou tout noir. Nous avons une prière lorsque nous prions pour les morts où nous disons : “Il n'y a pas d'homme qui vive, qui ne pèche pas”. Et même les saints, avant que de se sanctifier ou se canoniser, ils ont pu faire bien d'autres choses. Je pense aussi au bon larron qui se repent à la dernière minute sur la croix. Mais bon, là, s’agissant d'un homme d'église, à priori, on est supposé quand même avoir plutôt un exemple de bonne conduite.
C'est évidemment extrêmement douloureux. C'est douloureux pour les victimes, c'est douloureux pour nous.
Simplement, il y a deux choses qui me surprennent. La première, c'est que ça vient en retard, à titre posthume. C'est quand même dommage, parce que l'on fait, au fond, un procès post-mortem, ce qui, quand même, est un peu problématique. Dans l'Evangile, on ne juge pas un homme sans l'avoir entendu.
Et puis, il ne faut pas oublier l’énorme œuvre qu'il a accomplie qui s'inscrit dans le chapitre 25 de Matthieu : “Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l'avez fait. ”De ce point de vue-là, l'Abbé Pierre a fait énormément en fondant cette communauté Emmaüs, qui depuis des années a apporté, je crois, énormément d'aide, comme l’a fait, dans un autre registre, un certain Coluche.
Pierre de Charentenay: Moi, c'est une espèce d'abattement supplémentaire.
Nous avons déjà eu plusieurs fois ce genre de révélations avec des personnes remarquables et dont l'image est ternie très gravement par des faits comme cela. C'est terrible. Je pensais évidemment au cas de Jean Vanier (fondateur de l’Arche) qui a fait une œuvre remarquable et dont on a appris le dérapage avec des religieuses. C’ était une espèce de surprise incroyable. Et là, je pense que l'effet de surprise a énormément joué pour l'abbé Pierre.
Là, j'ai un livre qui date de 1989: une biographie sur l'abbé Pierre sur 450 pages. Évidemment, il n'y a pas un mot sur ce genre de choses.
Pas un mot sur les événements, par exemple, qui se sont passés en 1954-55 et ensuite jusqu'en 58, notamment d’un voyage aux États-Unis, où il a été prié de partir le plus vite possible au Canada. Au Canada, il est resté quelques jours, et le cardinal du Québec a dit : “Vous partez tout de suite”, parce qu'il avait déjà, aux États-Unis et au Canada, agressé plusieurs femmes ! Donc, là, c’est une réalité qui est quand même publique. C'est ça qui est difficile à comprendre !
L'Etat devait bien savoir, puisque l'ambassadeur était au courant que l'abbé Pierre avait dû partir de manière précipitée des Etats-Unis. Il a dû faire un rapport au ministère de l'Intérieur. Or, peu après, l'abbé Pierre reçoit la Légion d'honneur, alors que le cardinal Feltin, consulté sur ce sujet, avait dit : “Ne lui donnez pas la Légion d'honneur”. Donc, il savait.Et l'abbé Pierre a eu la Légion d'honneur jusqu'au grade le plus élevé. En 2004, il a reçu le grand-croix de la Légion d'honneur.
L'Église savait, l'Etat savait, les gens proches savaient. Lucie Coutaz, sa secrétaire personnelle, faisait tout pour que l'abbé Pierre ne soit jamais seul avec des femmes, pour qu'il soit toujours accompagné, donc, elle savait tout ça.
Il y a une espèce d'omerta générale sur cette double vie et qui a fait que ça nous explose à la figure comme une espèce de révélation sur quelque chose que l'on ignorait totalement.
Pierre de Charentenay : Oui ça fait quand même depuis les années 50, donc ça fait soixante-dix ans d’omerta !
Ça a arrangé tout le monde parce que c'est une icône nationale extraordinaire qui faisait du bien à l'Église et à l'État. On avait l'impression que si on détruisait cette icône, ça détruisait l'église, ça détruisait tout ce que l'Etat acceptait de faire et donc personne ne voulait y toucher.
Jean Gueit: A partir du moment où le problème est soulevé, si on commence le processus, si on débaptise l'œuvre elle-même, oui, je crois que ça va se faire et je pense qu’en définitive, ce sera mieux. Tout simplement pour apaiser.
Pierre de Charentenay: Moi, je crois qu’il faut certainement garder le nom de l'œuvre, notamment les compagnons d’Emmaüs, qui est une réalisation extraordinaire, qui peut très bien avoir son autonomie et son indépendance, comme l'Arche a eu son autonomie par rapport à Jean Vanier. Et l'œuvre n'a pas disparu. Il faut protéger l’oeuvre. Je pense que l'idée, c'est justement de mettre le nom d’Emmaüs dans de nombreux lieux qui étaient appelés Abbé Pierre. C'est une possibilité. Je pense qu’ il ne faut pas aller trop vite. En même temps, il faut comprendre la situation des victimes, qui demande que des mesures soient prises.
Pierre de Charentenay: Moi, je pense qu'ils ont eu raison. Ce qui est étonnant, c'est que tout ça sorte de manière aussi tardive. Il est mort en 2007, nous sommes en 2024. Pourquoi est-ce que les gens n'ont pas parlé plus tôt? Peut-être qu’on verra plus clair dans quelques années.
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