Quels liens la guerre en Ukraine peut-elle avoir avec le conflit syrien ? Pour le géographe Fabrice Balanche, en Syrie, les Russes ont pu tester la capacité de réaction des Occidentaux. "Poutine a pu identifier nos faiblesses, nos divisions, notre lâcheté..."
À l’aulne de l’invasion de l’Ukraine, la guerre civile qui a ensanglanté la Syrie durant la dernière décennie prend une autre dimension. Fin 2015, Moscou a répondu positivement à une demande formulée par Bachar Al-Assad. Ce soutien a permis au dirigeant syrien de garder son pouvoir après une répression tragique contre la rébellion. Pour le Kremlin, cette intervention a été l’occasion de tester son arsenal et ses méthodes militaires. Un laboratoire stratégique dont on retrouve les traces aujourd’hui en Ukraine. Entretien avec Fabrice Balanche, géographe spécialiste du Moyen-Orient, maître de conférences à l'Université Lyon 2.
Vous connaissez bien le conflit syrien qui met le pays à genoux depuis plus d’une décennie. Est-ce que l’enlisement du conflit en Ukraine est aussi un risque qu’il faut prendre en compte ?
Fabrice Balanche : Effectivement, c'est un danger pour l'Ukraine car plus le conflit se prolonge, plus les populations civiles vont être poussées au départ par les combats et les frappes russes. Il y a une stratégie délibérée de la Russie de chasser une partie de la population ukrainienne, comme cela a été le cas en Syrie. Le but est de chasser les populations et les nationalistes ukrainiens, les classes moyennes, les élites du pays, qui pourraient constituer une opposition civile et militaire au régime que veut instaurer Vladimir Poutine en Ukraine. Son objectif est de créer une nouvelle Biélorussie et pour cela sa stratégique est surtout de terroriser les civils et les pousser au départ.
Vous vous pointez ce parallèle avec la Syrie. Quelles avaient été les conséquences de cette stratégie en dans la guerre civile menée par Bachar al-Assad ?
Bachar al-Assad avait en face de lui une révolte qui provenait surtout des classes populaires arabes sunnites. Donc, toute la stratégie d'Assad a été de chasser ces populations "dangereuses" pour son régime. Conséquence : aujourd’hui nous avons huit millions de Syriens qui sont à l'extérieur du pays sur environ 24 millions d’habitants, soit un tiers de la population.
Les couloirs humanitaires, dont on parle beaucoup en Ukraine, sont donc aussi une stratégie de guerre pour le Kremlin ?
Oui. En Syrie, Assad avait aussi instauré des couloirs humanitaires pour sortir les gens de Damas ou d'Alep. Le point important, c’est qu’en Syrie, les rebelles ne laissaient pas partir les civils car c’était une forme de garantie, de bouclier humain pour eux. En Ukraine, l'armée ukrainienne adopte un peu la même stratégie militaire que l'opposition syrienne : la guérilla et le harcèlement des troupes russes.
Nous n’avons pas de batailles chars contre chars et par conséquent, les militaires ukrainiens sont mêlés à la population civile. Pour les Russes, la meilleure façon de pouvoir les cibler, c'est donc de les séparer de la population civile en la chassant. On retrouve en fait la même le même type de technique utilisée par la Russie et l'armée syrienne en Ukraine.
Lorsqu’on vous écoute, on a l'impression que la Russie s’est en fait "entraînée" en Syrie…
Pratiquement… La Syrie a été un entraînement pour Moscou parce qu'ils ont utilisé leur aviation et leur artillerie, comme ils le font aujourd’hui en Ukraine. Ils ont testé les S-400 et des missiles anti-aériens, empêchant ainsi des frappes occidentales sur la Syrie.
Ce que les Russes ont surtout testé en Syrie, c’est la capacité de réaction des Occidentaux. Comment endormir les Occidentaux ? Comment menacer les Occidentaux de représailles ? Donc, Poutine a pu identifier nos faiblesses, nos divisions, notre lâcheté. Il a donc pu entrer en Ukraine en sachant que nous n’interviendrions pas de façon armée.
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