Bombardé d’un côté en Irak par l'Iran, frappé de l'autre côté en Syrie par la Turquie, les Kurdes sont pris dans un étau de violence et de répression. L'inquiétude monte dans la région alors que le président turc, Recep Tayyip Erdoğan annonce depuis des semaines une opération terrestre au nord de la Syrie pour repousser les Kurdes. Dans ce billard géopolitique, le plus grand peuple apatride au monde est loin d’être uni politiquement et ne peut espérer que peu de soutien concret de la communauté internationale.
“Si Dieu veut, nous allons les éliminer bientôt avec nos soldats, nos canons et nos chars”. C’est avec ces mots que le président turc Recep Tayyip Erdoğan a annoncé son intention, fin novembre, de lancer une opération terrestre dans le nord de la Syrie, contre les forces kurdes du FDS, les forces démocratiques syriennes, dont les instances dirigeantes sont étroitement liées au PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, ennemi juré d'Ankara.
“Tant qu'il y aura une menace venant de pays voisins à notre encontre, nos forces armées continueront à prendre des mesures dans le cadre du droit international”. Il s’agit cette fois d’une déclaration de Téhéran visant à justifier les frappes menées par l’Iran sur les positions kurdes de son voisin irakien.
Au milieu, se trouve donc le plus grand peuple apatride du monde : les kurdes. “Leur zone de peuplement traditionnel est située à cheval sur l'Iran, l'Irak, la Turquie et la Syrie” expose Olivier Grojean, maître de conférences en Science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur de La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie. “Avant le génocide de 1915, la région était absolument multi-ethnique, avec des Kurdes, des Turcs, des Arabes, des Arméniens, des Grecs, des Assyriens, etc. Après le génocide de 1915, on peut dire que le Kurdistan, s'est kurdifié. Les Grecs sont partis, les Arméniens ont été victimes du génocide et depuis cette date là, nous sommes sur un territoire majoritairement kurde”.
Aujourd’hui le seul endroit où les kurdes disposent d’une vraie autonomie, c’est dans le nord-est de l’Irak, où se trouve d’ailleurs le Gouvernement régional du Kurdistan. “Dans les années 80, l'objectif des quatre pays, Bagdad, Damas, Téhéran et Ankara, était la répression totale de la question kurde” explique Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l'Irak. “Dans les années 90, lorsque Saddam Hussein a envahi son voisin, le Koweït, le paradigme a changé, car un pays arabe attaquait un autre pays arabe. En 1991, le Kurdistan irakien a été libéré du régime de Saddam Hussein. L’année suivante, avec le soutien de la communauté internationale, les Kurdes forment leur gouvernement régional du Kurdistan.” Aujourd’hui, le président du pays est un kurde.
Au Kurdistan il y a deux visions avec deux acteurs radicalement antagonistes
En Irak, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) devient alors un partenaire fréquentable. Les échanges commerciaux avec l’Iran, et même avec la Turquie se développent, pour atteindre plusieurs milliards de dollars. “Erbil est un partenaire sécuritaire, politique et géopolitique pour Téhéran et Ankara” précise même Adel Bakawan. La gestion de la question kurde dépend donc du pays où l’on se situe. S’ils peuvent se développer en Irak, ils ont longtemps été réprimés par Bachar Al Assad en Syrie, ils sont aussi sous la menace d’Erdogan en Turquie tandis que les Kurdes d’Iran subissent également une répression.
La situation est donc complexe, car le Kurdistan irakien collabore avec la Turquie alors que cette dernière frappe les positions kurdes en Syrie. “Vous avez deux visions avec deux acteurs radicalement antagonistes” détaille Adel Bakawan. “Le PKK et le GRK sont deux pôles avec deux paradigmes, deux agendas et deux idéologies radicalement opposées. Le second est inséré depuis à peu près 30 ans dans le système international et le système régional en tant que partenaire respectable et acceptable. Le premier est considéré par Washington et Bruxelles comme une organisation terroriste”.
C’est une nation qui est unie par la guerre
Alors sur quoi se base l’unité du Kurdistan ? “Ils se rassemblent autour de symboles, de mythes, de traditions culinaires ou musicales, d’une littérature commune et d’une certaine historiographie” répond Olivier Grojean. “Il y également chez les Kurdes un sentiment généralisé d’appartenir à une entité plus importante que les découpages régionaux, d’où l’idée de ce grand espace qu’on nomme le Kurdistan”. “Ce qui se passe au Rojava [NDLR : Kurdistan syrien], c’est une expérience qui respecte les communautés, les langues, les minorités… C’est ce qui fait peur à Erdogan” affirme pour sa part Thierry Lamberthod, président des Amitiés kurdes de Lyon. Enfin, pour la sociologue Hawzhin Baghali, il y a également une dimension de martyr. “C’est une nation qui est unie par la guerre” déclare-t-elle. “Nous n’avons pas d’autre choix, car nous partageons les mêmes ennemis”.
Le premier "ennemi" est donc d’abord l’Iran. Le régime est soumis à une contestation populaire inédite depuis la mort d’une jeune fille kurde, Masha Amini. Les autorités ont bien tenté d’en faire une contestation communautaire, sans succès. “Le pouvoir n’a pas réussi à faire diversion, c'est-à-dire à confessionnaliser le mouvement pour en faire une opposition entre les chiites du pays et les Kurdes sunnites” analyse Adel Bakawan. “Depuis le début du XXe siècle, le Kurdistan iranien est un territoire marginalisé”, ajoute Hawzhin Baghali. “Du coup, c’est aussi historiquement un territoire de résistance continue, surtout depuis la révolution [1979], qui est, par conséquent, plus sévèrement réprimée que le reste du pays. Par exemple, à Téhéran il y a la police dans la rue alors qu’au Kurdistan ce sont les gardiens de la révolution qui contrôlent”.
L’Iran est donc sous pression, mais pourquoi le régime s’en prend-il aux Kurdes en Irak ? “Il doit absolument chercher à l'ennemi à l'extérieur de ses frontières parce qu'il ne peut pas gérer le mouvement à l'intérieur” avance Adel Bakawan. “Et cet ennemi, c’est le Parti démocratique du Kurdistan d'Iran ainsi que le parti Komala [NDLR : parti Kurde iranien également] qui sont installés depuis à peu près 30 ans en Irak”. “Le pouvoir iranien veut construire l’idée qu’il ne s’agit pas d’une révolution dans le pays, mais d’une guérilla contre les Peshmergas, qui habitent en Irak” abonde Hawzhin Baghali, spécialiste du Kurdistan iranien.
Côté Turque, on sait que le président Recep Tayyip Erdoğan mène des frappes contre les positions kurdes en Syrie et qu’il menace d’une opération terrestre. D’abord, il y a eu un attentat à Ankara, le 13 novembre, qui a fait six morts et que le pouvoir turc a attribué au PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan. Leur responsabilité est dans les faits loin d’être avérée, mais Erdogan s’est saisi de ce prétexte pour lancer une opération de bombardement dans le nord-syrien, nommée Griffe Épée". Un prétexte, car l’an prochain se tient en Turquie l’élection présidentielle et le président sortant, en difficulté, active donc la menace sécuritaire, comme il l’a souvent fait, afin de remobiliser son électorat. “Le dossier du PKK est assez efficace en général pour séduire les nationalistes turcs” confirme Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de la Turquie.
Mais selon le chercheur, ce n’est pas la seule motivation d’Erdogan. “Il veut absolument constituer une sorte de bande de sécurité d'une trentaine de kilomètres de profondeur le long de la frontière turco-syrienne” ajoute-t-il. “Il veut créer une sorte de zone de sécurité grâce à laquelle il repousserait les combattants kurdes vers le sud de la Syrie. Par ailleurs, nous savons que, en Turquie, il y a environ 3 600 000 réfugiés syriens et qu’Erdogan voudrait bien en renvoyer un certain nombre et les loger justement dans cette zone de sécurité”.
Dans le jeu des négociations actuelles, Erdogan est plutôt en position de force
Dans ce grand jeu de billard géostratégique à trois bandes, il y a bien sûr l’influence de la communauté internationale. Seulement, il n’y a pas grand monde pour faire pression sur la Turquie. L’Europe est globalement hors-jeu. Reste donc la Russie, acteur de forte influence dans la région, mais qui est assez occupé sur un autre front. “Les Russes, aujourd'hui, ont de moins en moins de capacités de pression sur la Turquie et Poutine ne cherche pas à se fâcher avec monsieur Erdogan, car c’est le seul avec lequel il dialogue encore. Le Kremlin comprend bien qu'il est nécessaire d'avoir quelques points d'appui pour d'hypothétiques et futures négociations sur l'Ukraine” analyse Didier Billion.
Restent les États-Unis qui sont encore présents sur la zone et qui contrôlent le ciel syrien. Ils ont quelques moyens de pression sur la Turquie via des dossiers de vente d’armes. Mais vu la position stratégique adoptée par Erdogan ces derniers mois entre l’Ukraine et la Russie, là encore, les Américains savent bien qu'ils ne peuvent se fâcher totalement avec Erdogan”. Conclusion : “dans le jeu des négociations actuelles, Erdogan est plutôt en position de force” conclut Didier Billion
Enfin, il y a un dernier point stratégique non-négligeable côté Kurdes syrien : l’organisation État islamique. “Daesh n’est pas du tout annihilé en Irak et en Syrie” affirme Olivier Grojean. “Les occidentaux savent donc bien que sans les Kurdes, ils auraient des difficultés à contenir une nouvelle offensive de l'Etat islamique. Et surtout : ce sont eux qui tiennent les camps de prisonniers djihadistes dans le Nord-est syrien. Si ces camps venaient à s'ouvrir avec tout un tas de djihadistes qui en sortent, c'est vrai que ça pourrait remettre en cause totalement la sécurité dans la région, mais aussi dans le reste du monde”.
Les Kurdes ont été en première ligne pour lutter contre l’Etat Islamique, soutenus à l’époque par l’Occident. En 2015, c’était eux qui avaient repris la ville de Kobané. La situation actuelle laisse donc un goût amer à Thierry Lamberthod, président des Amitiés kurdes de Lyon. “Il doit y avoir une prise de conscience internationale. Pour les Kurdes, c’est une injustice. Je suis pessimiste, car j’ai l'impression que c'est un éternel recommencement. Rien n'avance alors que depuis 2015 et la prise de Kobané, tout le monde connaît la cause” s'émeut le militant.
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