Depuis bientôt un an, elle n’a de cesse de le répéter : le télétravail n’est "pas une option". Et pourtant, depuis fin novembre, Elisabeth Borne constate que le recours à cette forme d’organisation s’érode. D’après la ministre du Travail, 45 % des salariés pouvant exercer leur métier totalement à distance le faisait réellement il y a trois mois et demi, contre seulement 30 % maintenant. Passées les quelques semaines d’euphorie et de nouveauté au moment du premier confinement, de plus en plus d’employés semblent donc se lasser de ce nouveau mode de travail. Même chose du côté des patrons : "Ils ne sont pas enchantés par le télétravail car une entreprise, c’est d’abord un projet collectif qui s’entretient par la rencontre quotidienne des employés sur place", constate Eric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), en charge des affaires sociales.
D’après un récent sondage de l’IFOP, réalisé pour le cabinet de conseils en transformation des entreprises Julhiet Sterwen, 55 % des salariés estiment que le travail à distance affecte le sentiment d’appartenance à l’entreprise et que le niveau de désengagement est croissant. Mais cela ne serait finalement pas nouveau, d’après Fanny Lederlin. La doctorante en philosophie, auteure d’un essai intitulé "Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail", parle d’une "casse des collectifs" qui serait le fruit des "évolutions managériales du néolibéralisme". "Depuis une quarantaine d’années, on a d’abord commencé à individualiser la négociation de la fiche de paie, puis le rapport à son manager direct, et tout cela contribue à une individualisation des rapports de travail, observe-t-elle. C’est sur ce terreau qu’a pu si bien prendre le télétravail."
Certains managers ont tout de même essayé d’entretenir un lien social en organisant des visioconférences pour parler d’autre chose que du travail. Mais Fanny Lederlin estime que les employés finissent par être un peu excédés par cette multiplication de réunions virtuelles. Et la doctorante en philosophie pointe un autre problème : le risque d’un "repli narcissique", où chaque salarié finirait par faire ressortir le chef qui sommeille en lui, et où la hiérarchie classique serait donc bousculée.
"C’est la tendance du néolibéralisme, qui vise à aplatir la hiérarchie en entreprise en se disant que chacun est libre de faire preuve de créativité, d’agilité pour atteindre ses objectifs, détaille-t-elle. En télétravail, cette logique fonctionne. Mais cette approche masque des difficultés pour les travailleurs qui n’ont pas de marge de manœuvre pour fixer eux-mêmes leurs objectifs. Ils peuvent se retrouver dans des situations compliquées, ne sachant pas vers qui se retourner si les objectifs sont trop élevés ou inadéquats, ou même s’ils veulent simplement contester le sens de leur travail."
Malgré tout, la disparition totale de la cohésion entre salariés est impossible, d’après Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon business school, et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises : "Il ne peut pas y avoir de travail sans cohésion puisque la production suppose la division du travail, rappelle-t-il. Il faut donc une cohésion pour assurer cette production."
Néanmoins, Pierre-Yves Gomez reconnaît que la cohésion a changé, au sein des entreprises, et qu’elle va continuer à se transformer. "Il y a un déclin du collectif de travail, mais ça ne veut pas dire que l’on ne collabore pas ensemble, précise-t-il. Le télétravail a permis d’autres formes de cohésion : les outils numériques ont offert davantage de lien, et puis la mise à distance permet de séparer les moments où on peut travailler seul et ceux où il faut rencontrer les autres. C’est pour cela qu’on assiste à une demande de retour sur les lieux de travail, mais seulement de deux ou trois jours par semaine. On va vers une forme d’hybridation où il faudra gérer à la fois des moments où on est à distance car plus efficaces, et des moments où on a envie d’une organisation pour pouvoir en tirer la force du collectif de travail."
Une nouvelle façon de collaborer qui demandera, forcément, un très gros effort managérial : "Ce qui va être décisif dans les prochaines années, c’est la capacité à piloter des équipes qui seront ni dans le même temps ni dans le même espace, et savoir quand il sera indispensable et productif d’être dans le même temps et le même espace, et quand ça ne le sera pas", explique Pierre-Yves Gomez. En sachant que plusieurs études ont prouvé que la cohésion au sein d’une entreprise avait des conséquences sur sa productivité.
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