Strasbourg
Sur fond de Covid et de tentative d’invasion russe, la question de l’élargissement européen est revenue sur le devant de la scène cette année. De l’Ukraine au Kosovo, en passant par la Moldavie et la Géorgie, quatre nouveaux pays ont déposé leur candidature entre juin et décembre 2022. Aujourd’hui, ce nouveau défi d’ouverture doit se lire à l'aune du nouvel agenda stratégique de l'Union européenne qui veut se définir comme une puissance mondiale. Seulement Bruxelles doit maintenant gérer la frustration de certains pays comme la Serbie qui sont dans l’antichambre de l’UE depuis dix ans. Un vide qui laisse la porte ouverte à d'autres stratégies d’influence et qui va obliger les 27 à repenser leur processus d’adhésion à la mesure de leurs nouvelles ambitions.
Premier sommet de la Communauté politique européenne le 6 octobre à Prague, adhésion de la Croatie de l’espace Schengen, rejet des candidatures de la Bulgarie et de la Roumanie sur le même dossier, sommet UE - Balkans début décembre avec de nouveaux engagements de Bruxelles en matière d’intégration, candidature du Kosovo et la Bosnie-Herzégovine qui devient officiellement prétendante à l’UE : l’automne a été chargé concernant la question de l’élargissement européen. Plus tôt dans l’année, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie ont déposé des demandes. Les deux premiers ont même obtenu le statut de candidat. L’invasion russe en Ukraine n’est bien sûr, pas étrangère à cette densification du calendrier européen.
L’Union européenne est passée d'un projet de paix à un projet de puissance
"L'Europe se fera dans les crises", écrivait Jean Monnet dans ses mémoires, et la maxime se vérifie encore une fois aujourd’hui. La crise est à ses portes et pousse l’UE à repenser son rapport à la géostratégie. "L’Union européenne est passée d'un projet de paix à un projet de puissance", expose Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors. Un processus déjà en cours depuis plusieurs années, mais qui prend tout son sens aujourd’hui.
"Longtemps, le projet européen a été tourné sur lui-même" détaille Sébastien Maillard. “Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et pour les décennies qui ont suivi, le défi était de nous réconcilier entre nous. Néanmoins, face à la montée des régimes autoritaires, presque dictatoriaux, face aux velléités de puissance de la Turquie, face également aux énormes défis transversaux que sont le changement climatique et la montée en puissance du numérique, on voit bien que l'Europe doit se défini maintenant par rapport au reste du monde. L'idée n'est plus seulement de réaliser la paix entre nous, mais aussi de redéfinir notre place dans le monde et de s'affirmer comme une puissance respectée.”
Dans la file d’attente des États ayant le statut de pays candidat à l’entrée dans l’UE, la Bosnie, l’Ukraine et la Moldavie ont rejoint cette année la Turquie [NDLR : candidate de 1999, le cas de la Turquie vaudrait un dossier à lui seul], l’Albanie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie. "La question de leur intégration est un enjeu absolument cardinal pour l'Union européenne", annonce Florent Marciacq, directeur de l’Observatoire des Balkans à la Fondation Jean Jaurès. Il faut dire que certains comme la Serbie ou la Macédoine du Nord attendent depuis plus de dix ans. Le 6 décembre, le sommet UE-Balkans a permis de réaffirmer l'importance du partenariat stratégique entre les deux pôles, sans pour autant résoudre la question.
“Si l'Union européenne ne parvient pas à mener à son terme, le processus d'élargissement dans une région enclavée du continent qui lui est absolument dévouée historiquement et encore aujourd'hui, on comprend mal à quelle ambition Bruxelles peut aspirer en termes de pouvoir, de puissance globale, d'influence globale. C'est un enjeu de crédibilité en tant qu'acteur international” ajoute le chercheur.
Le vide laissé par les 27 dans cette région ouvre la porte à d’autres acteurs qui n'hésitent pas à user de leur influence. “La Russie le fait de façon extrêmement active, en particulier en Serbie” analyse Florent Marciacq. “Le Kremlin présente les pays de l’Occident comme des impérialistes et comme des partenaires absolument pas fiables”. Outre l’encombrant voisin ouralien, il y a également la Chine use de son influence dans la région. “Elle investit beaucoup dans les infrastructures et le digital” confirme le chercheur.
La Serbie joue un jeu géopolitique de billard à trois bandes
D’un point de vue européen, la Serbie est d’ailleurs souvent présentée comme le maillon faible de la région. “Elle joue un double, voire un triple jeu” s’inquiète Sébastien Maillard. “D’un côté, elle négocie son adhésion à l'Union européenne, c’est normal, elle est candidate, mais de l’autre, elle refuse de s'aligner sur les sanctions européennes contre la Russie, ce qui augure mal de son rôle dans l'Union européenne et elle ouvre grand les bras aux investissements chinois sans égards pour les conséquence à l’égard de l’Europe”.
Le problème, c’est que “Moscou fait un travail de désinformation et de propagande auquel adhère une partie de la population” analyse Florent Marciacq. Les dix ans d’atermoiement européen ont créé une frustration au sein de la population serbe et le nationalisme au pouvoir s’est engouffré dans la brèche “en cherchant à gagner sur tous les plans”. Le projet européen divise aujourd’hui. Et selon le spécialiste des Balkans cette situation “reflète les faiblesses de notre propre engagement”.
Pour autant, faut-il céder à l’élargissement à tout prix ? “Je ne suis pas hostile à l'élargissement de l'Union européenne, mais à condition d’opérer auparavant une harmonisation par le haut” réagit l’eurodéputé de La France insoumise Manon Aubry à cette question. “Avant d'élargir l'Union européenne, il faut que les 27 s’entendent sur des standards communs en matière sociale et en matière environnementale et qu’ensuite une des conditions d'entrée dans l'Union européenne, ce soit l'adoption de ces standards” argumente celle qui est aussi présidente du groupe de la gauche au Parlement européen. “Le danger sinon est d'intégrer des pays comme la Hongrie de Viktor Orban, qui n'ont de cesse de remettre en cause l'Etat de droit et d'abaisser nos standards”.
“On ne peut pas fermer les yeux sur des manquements importants et accélérer le processus juste parce qu'il y a un impératif géopolitique” abonde Lukáš Macek, responsable du centre Grande Europe de l’institut Jacques Delors et directeur du campus de Sciences Po à Dijon. Le cas de l’Ukraine est parfaitement révélateur de cet antagonisme. “C'est un pays très tristement réputé pour son niveau de corruption et son oligarchie, qui est incompatible avec les règles du marché européen, développe Sébastien Maillard. “Cela demande donc du temps. On ne peut pas aujourd'hui se mettre à acheter des produits ukrainiens comme s'ils étaient aux normes européennes alors qu'on sait bien qu'il faut du temps pour y arriver”.
Pour éviter de générer de nouvelles frustrations à l’égard du projet européen, l’enjeu est de réformer la procédure d’élargissement. Lukáš Macek plaide pour une meilleure gradation. "Jusqu’ici, il y a un côté très binaire dans la méthode d’élargissement", argue-t-il. Du jour au lendemain, on passe d'un statut de candidat qui n’est pas très intéressant, notamment en termes de soutien financier, à celui de membre où les aides explosent. "Est-ce qu'on ne pourrait pas lisser un peu davantage ce processus et le rendre plus progressif ?" demande le chercheur. "En contrepartie, le processus sera aussi plus réversible. Si un pays donne des signaux négatifs concernant le respect de ses engagements ou des réformes, il doit pouvoir faire marche arrière."
Il ne s'agit pas que l'Europe soit noyée dans un vaste Occident dominé par les États-Unis
Une meilleure gradation pour rendre l’adhésion plus progressive, éviter les frustrations et donc garder les pays de l’Est dans le giron européen. C’est sensiblement le même agenda que celui de la Communauté politique européenne proposé par Emmanuel Macron en mai dernier et dont le premier sommet s’est tenu en octobre. Le but est de réunir de façon bisannuelle tous les pays européens au-delà des frontières de l’UE. "Cela envoie un signal politique très fort", assure Sébastien Maillard. "C'est une façon de montrer aussi aux États Unis et à la Russie que les Européens existent et peuvent se prendre en main entre eux. Il ne s'agit pas que l'Europe soit noyée dans un vaste Occident dominé par les États-Unis ou que les pays les plus à l'Est soient forcément sous influence russe, mais que l'Europe existe par elle-même", conclu-t-il.
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