Meurthe-et-Moselle
Face à l'explosion des prix de l’électricité, le marché européen de l’énergie est sévèrement pointé du doigt en France, notamment par certains membres de la classe politique. Il serait à l’origine de tous les maux. Ce mécanisme existe pourtant depuis plusieurs décennies, mais jamais une crise ne nous avait poussés à nous pencher sur son fonctionnement. Jamais d’ailleurs nous n’avions regardé avec autant d’attention une facture d’électricité. Car tout cela nous semblait normal. Aujourd’hui, il s’agit donc de comprendre comment fonctionnent nos contrats d’énergie, comment fonctionne la répartition électrique européenne et surtout comment réformer ce marché.
“Le marché de l’électricité est extrêmement volatil” prévient d'emblée Frank Roubanovitch le président du CLEEE (Comité de Liaison des Entreprises ayant exercé leur Éligibilité sur le marché libre de l'Électricité). Son association regroupe une soixantaine de grands consommateurs d’énergie qui représentent environ 10 % de la consommation électrique en France. Comme les TPE et les PME parmi lesquels les boulangers, ils sont confrontés à des prix qui s’envolent et surtout à des situations très inégales. Quand certaines entreprises vont garder une facture normale, d’autres vont recevoir une note parfois multipliée par dix.
Si vous achetez au mauvais moment, vous n’êtes plus rentable
Cette diversité de cas s’explique justement par la volatilité du marché. Après des prix à 700 euros le MWh cet été, les tarifs de l’électricité sont retombés à 137 euros le Mégawattheure début janvier. “Actuellement, le prix pour acheter de l’électricité pour 2024 est de 200 euros, mais si vous rappelez le même fournisseur dans deux mois, il va peut-être vous dire que le prix a grimpé à 400 euros” renchérit Frank Roubanovitch. “Si vous achetez au mauvais moment, vous pouvez vous retrouver dans une situation où vous n’êtes plus rentable, car vos concurrents ont signé à un meilleur moment que vous” détaille-t-il.
Pour 2023, le gouvernement a établi un plafond de 280 euros le MWh pour les TPE. Boulangers, artisans ou encore bouchers sont donc assurés d’un certain équilibre. La première semaine de janvier le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, puis le président lui-même sont montés au créneau. Les fournisseurs d’énergie ont été convoqués plusieurs fois à Bercy. L'exécutif a alors pointé et fustigé des contrats abusifs. “On a vu des factures avec des niveaux de prix complètement aberrants" confirme Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus Consulting. “C’est donc intelligent d’avoir ouvert un couloir de résiliation pour ces abus. Toutefois, il y a effectivement des profiteurs, mais ils sont minoritaires” tempère l’expert. “La plupart des contrats n’étaient pas abusifs, ils résultent surtout de négociations à un moment où les prix étaient élevés”. Il y a donc deux cas de figure, ce qui implique de renégocier les contrats au détail.
Outre les quelques cas de fraude, le problème de fond est bien la variation des prix de l’électricité et de nombreuses entreprises se sont faites surprendre. “Cela dénote d'un manque de régulation pour obliger les fournisseurs à ne pas s’exposer uniquement à un marché de court terme” ajoute Nicolas Goldberg. Un peu technique, cette notion se réfère en fait au fameux marché européen de l’énergie.
Pour comprendre, il faut d’abord ré-expliquer son fonctionnement. “Il s’agit d’interconnecter physiquement les marchés d’électricité nationaux” se lance Camille Defard, cheffe du centre Énergie de l’Institut Jacques Delors. En gros, l'idée est simplement de permettre aux électrons de passer d’une frontière à une autre. C’est là qu’entre en scène deux notions :
Il faut stopper ce mécanisme complètement aberrant
“Signal-prix” qui désigne le mécanisme de répartition européen de l’électricité, régi par l’offre et la demande et “Coût marginal”. “Cette tarification au coût marginal signifie que lorsque la demande est faible, on va d’abord se servir des moyens de production les moins chers, c'est-à-dire, l’éolien, le solaire, l'hydraulique ou encore le nucléaire” détaille la chercheuse. “Plus la demande augmente, plus on va activer des moyens de production d’électricité qui coûtent cher afin de répondre aux besoins. En ce moment la dernière centrale appelée est souvent une centrale à gaz. Elle sert à faire l'équilibre sur le marché. Sauf que selon le mécanisme européen, c’est le prix de la dernière centrale appelée qui va déterminer le prix sur le marché de gros”.
C’est de cette manière que le coût de l’électricité se retrouve lié au coût du gaz. Lorsque le prix du gaz explose, celui de l’électricité aussi. C’est pour ce phénomène que le marché européen de l’énergie attire tant de critiques. “Il faut stopper ce mécanisme complètement aberrant” s’émeut Frank Roubanovitch. “Il nous enlève toute la compétitivité que nous avons grâce au nucléaire”. Il n’est pas le seul à partager cet avis. Depuis le début de la crise énergétique, le bouc émissaire européen fonctionne à plein régime au sein de la classe politique. “C’est possible de sortir du système tarifaire européen de l’électricité qui nous pénalise tant. Nous produisons l’électricité la moins chère grâce au nucléaire, mais la libéralisation du marché nous empêche d’en profiter” a déclaré le patron du Parti communiste, Fabien Roussel. Même son de cloche du côté du Rassemblement national.
Il ne faut surtout pas sortir du marché européen de l’énergie aujourd’hui
L’idée serait la suivante : fort de son parc nucléaire, la France a la capacité de produire une électricité à bas prix. Les prix seraient tirés vers le haut par d'autres pays européens comme l’Allemagne et ses centrales au gaz et au charbon. Sauf que c’est oublier rapidement que la France sort d’une année où elle n’a cessé de craindre les coupures à cause du nombre de réacteurs nucléaires à l'arrêt. “C’est grâce à ce mécanisme et à ces interconnexions européens que nous avons pu éviter les black-outs” s’insurge Camille Defard. “L’an passé, nous sommes passés de premier exportateur d’électricité en Europe, à un pays importateur”. La balance française en la matière est seulement redevenue positive à la mi-janvier 2023.
“Il ne faut surtout pas sortir du marché européen de l’énergie aujourd’hui” abonde Nicolas Goldberg. Sauf que tout le monde le reconnaît : ce système européen nécessite une réforme. La France pousse dans ce sens. Frank Roubanovitch aussi : “soit nous arrivons à quelque chose dans le trimestre qui vient, soit je me joindrai aux voix de ceux qui réclament la sortie du marché européen, car c’est intenable pour nous. Il en va de l’avenir de l’industrie et de l’économie française.
Réformer d’accord, mais pour aller où ? On sait que la Commission européenne travaille sur la question pour présenter un plan dans les prochains mois. L’enjeu est de trouver plus de stabilité dans les prix de l’électricité. “Aujourd’hui rien n’oblige un fournisseur à produire sa propre électricité” explique Nicolas Goldberg. “Il peut donc acheter de l’électricité sur trois ans sur les marchés au prix du moment de l’équilibrage. Ensuite, il va le vendre au consommateur en ajoutant le réseau, les taxes, le nucléaire régulé, etc... Là, vous avez votre facture consommateur. Le problème est que ce système vous expose au prix du marché, car votre fournisseur s’approvisionne à 100 % sur le marché ! Il faudrait donc que les fournisseurs produisent eux même l’électricité qu’ils vendent et qu’ils achètent sur plus long terme à dix ans. De cette manière, il pourrait vendre de l’électricité composée de sa propre production, d’un peu de nucléaire bien encadré et complètée seulement en appoint par l’électricité du marché. C’est ainsi qu’on décorrèle le prix du gaz de celui de l’électricité, qu’on fixe un prix de long terme et donc qu’on évite les incertitudes des prix du marché”.
Cette réforme doit nous permettre de faire les investissements nécessaires dans le renouvelable
Cette réforme nécessite donc de réfléchir à nos moyens de production d’électricité. Cette crise montre bien les limites de nos systèmes actuels. Pour suivre la demande, il va falloir investir et c’est là que les tensions européennes peuvent surgir. “Si on autorise le nucléaire à signer ces fameux contrats longs terme pour stabiliser le marché, on avantage la France” souligne l’expert énergie de Colombus Consulting. Dans ce cas, est-ce qu’on autorise le charbon également pour satisfaire de pays comme l'Allemagne ? “Cette réforme doit nous offrir un design de marché qui va nous permettre de faire les investissements nécessaires pour l’avenir” anticipe Camille Defard. “Elle va prendre du temps et doit permettre de mettre l’accent sur les énergies renouvelables afin d’avoir une Europe neutre en carbone dans le cadre du pacte vert européen”.
De la simple facture qui explose à l’avenir énergétique de l’Europe, la recherche des origines de cette crise des prix de l’électricité aura au moins permis de mettre en lumière toutes ces questions qui restaient jusqu’ici dans l’ombre.
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