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Turquie / Syrie : un séisme politique et géopolitique

Un article rédigé par Baptiste Madinier - RCF, le 10 février 2023 - Modifié le 10 février 2023
Le dossier de la rédactionTurquie / Syrie : un séisme politique et géopolitique

L’aide internationale en Syrie et en Turquie est soumise à des enjeux politiques et géopolitiques. Proche de la frontière entre les deux pays, les séismes ont frappé une région très fragmentée au nord de la Syrie qui vivait déjà sous perfusion de l’ONU et des ONG et où l’aide internationale est un levier de pouvoir. Des zones entières, comme la poche d’Idleb au nord de Damas, sont aux mains des rebelles et aucun secours ne viendra du régime syrien. Pour ces régions, l'aide est aujourd’hui soumise au bon vouloir de la Turquie. Or, les décisions du président Erdogan sont dictées par une unique boussole : l’élection présidentielle de mai prochain. 
 

Dans un quartier proche du centre d’Antakya, des secouristes volontaires turcs tentent de sauver une femme en vie coincée sous les décombres / Photo : Marie Tihon / Hans LucasDans un quartier proche du centre d’Antakya, des secouristes volontaires turcs tentent de sauver une femme en vie coincée sous les décombres / Photo : Marie Tihon / Hans Lucas

Le bilan des séismes qui ont frappé le sud de la Turquie et le nord de la Syrie lundi 6 février ne cesse de s’alourdir. La secousse la plus violente a atteint une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter. Face à l’urgence, des aides financières, matérielles et humaines ont rapidement été annoncées et les ONG déjà présentes sur place se sont immédiatement mises au travail et ont dépêché des équipes supplémentaires. Mais cette aide internationale vient télescoper des enjeux politiques et géopolitiques dans les deux pays les plus touchés. Elle peut donc être instrumentalisée à des fins qui n’ont rien à voir avec le bien-être des sinistrés.

 

©Fabrice Balanche - 2022

 

Dans le nord de la Syrie, le séisme a touché la zone de la frontière avec la Turquie, qui est un territoire très fragmenté sur le plan politique. “Le gouvernement syrien contrôle une partie de région, il est présent à Lattaquié et à Alep, on retrouve les djihadistes du Hayat Tahrir Al-Cham dans la poche d’Idleb au nord-ouest, plus au nord il y a les rebelles pro-turcs qui gèrent autour d’Afrin et de Al-Bab et enfin les forces démocratiques syriennes, donc les Kurdes tiennent une enclave autour de Taal-Rifaat, entre Alep et Afrin” résume Fabrice Balanche, spécialiste de la zone et maître de conférence en géographie à Lyon 2.

 

Les différentes factions en responsabilité dans le nord-ouest de la Syrie ne s’entendent pas entre elles et il y a même des dissensions à l’intérieur de ces groupes. Cette tension politique influe évidemment sur la répartition de l’aide internationale. “Si de l’aide humanitaire pour Idleb arrive à Damas, le régime syrien va faire en sorte que les personnes loyales au régime et présentes sur le territoire contrôlé par le gouvernement soient servies en premières” détaille Fabrice Balanche.

 

Corridor de Bab Al Hawa

 

En effet, l'État syrien apporte de l’aide aux victimes d’Alep et des ONG comme Oeuvre d’Orient, Action contre la faim ou Triangle sont également présentes sur place. En revanche, impossible d’acheminer cette aide à Idleb, qui est seulement à 60 km en voiture, car la zone est sous contrôle de groupe rebelles. “Nous ne savons rien de la situation à Idleb et nous ne pouvons pas les aider” témoigne Carla Audo, de l’association Hope Center à Alep, qui aide actuellement les sinistrés du séisme. “Il n’y a aucune route pour rallier ces régions, car elles ne sont pas sous le contrôle du gouvernement de Damas.”

 

©Fabrice Balanche - 2022

 

La poche d’Idleb est sous le giron de différentes factions djihadistes et Fabrice Balanche la compare à une nouvelle bande de Gaza. La ville compte 2,5 millions d’habitants, principalement des réfugiés internes de la guerre civile syrienne. Hors de contrôle de Damas, ce territoire vit sous perfusion de l’aide humanitaire depuis des années. Cette assistance est acheminée depuis la Turquie voisine via le fameux corridor de Bab Al Hawa. “Ce point de passage a la particularité d’être reconnu par le Conseil de sécurité de l’ONU pour faire transiter l’aide transfrontalière pour le Programme Alimentaire Mondial, pour l’UNICEF ou encore pour l’UNHCR : des convois passent tous les jours” explique Fabrice Balanche. Sous pression de la Russie, alliée de la Syrie et membre du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est le seul poste frontière entre la Turquie et la Syrie qui est resté sous drapeau onusien. C’est donc le seul corridor officiel international pour aider les victimes du séisme à Idleb.

 

Ankara met de la mauvaise volonté à voir de l’aide humanitaire transiter par son territoire pour aller en Syrie

 

L’AFP rapportait jeudi 9 février qu’un convoi de six camions était entré en Syrie par le corridor de Bab Al Hawa. L'Organisation internationale pour les Migrations (OIM) a indiqué dans un communiqué que les couvertures, matelas, tentes, matériel de secours et lampes solaires transportés devraient couvrir les besoins d'au moins 5 000 personnes. Pour répondre aux besoins réels des sinistrés, d'autres convois devraient suivre mais ces échanges dépendent en partie du bon vouloir de la Turquie. “Ankara met de la mauvaise volonté à voir de l’aide humanitaire transiter par son territoire pour aller en Syrie, car Erdogan joue sa réélection sur ce dossier” analyse le maître de conférence en géographie. “Il faut absolument qu’il achemine de l’aide aux populations turques et ces dernières verraient d’un très mauvais œil des convois humanitaires partir en Syrie alors qu’eux restent dans le besoin. Les autorités veulent donc se tailler la part du lion”. “Ils sont pris en étau entre la Turquie et la Syrie et je pense que la Turquie a ses propres problèmes et que sa priorité ne sera pas d’aller à Idleb” acquiesce Carla Audo. 

 

Calculs politiques d'Erdogan


Contrairement à la Syrie, la Turquie est un état souverain sur son territoire. Géographiquement, l’acheminement de l’aide est donc plus facile, mais reste donc soumis à des considérations politiques. “Lors de précédents tremblements de terre en Turquie, on avait déjà vu les populations kurdes être aidées les dernières, et même des familles estampillées comme proche du PKK être totalement oubliées” se souvient Fabrice Balanche. “Aujourd’hui, le problème pourrait se situer du côté de la région d’Antioche, composée de populations turques, mais également alaouites, et qui vote pour le parti kemaliste [NDLR : opposition à Erdogan]. On peut supposer que l’aide va avoir un peu plus de mal à arriver dans les territoires qui votent contre l’AKP [NDLR : parti présidentiel]”.

 

Le séisme a une magnitude qui ne reconnaît ni les politiques, ni les frontières

 

Sur le terrain, l'aide humanitaire est donc très contrôlée en Turquie. C’est bien Ankara par exemple qui donne les laissez-passer aux ONG pour se rendre en Syrie via le corridor de Bab Al Hawa. De même, si le maillage associatif est important, beaucoup d'organisations internationales n’agissent pas directement en leur nom, n’ayant pas les autorisations. “Pour l’instant, c’est un peu compliqué pour les ONG internationales” confirme Jean Raphaël Poitou, responsable de la zone Moyen-Orient pour Action contre la faim. “On vient en appui aux organisations turques locales en se concentrant sur l’accès à l’eau et la distribution alimentaire si besoin”.

 

“Le séisme a une magnitude qui ne reconnaît ni les politiques, ni les frontières” regrette l’humanitaire. “Il faut que l’aide humanitaire puisse accéder à toutes les zones et que les exemptions humanitaires qui existent soient appliquées”. 
 

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Cet article est basé sur un épisode de l'émission :
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