"Tu lui a encore donné plus de gâteau qu’à moi. C’est pas juste. C’est toujours ton chouchou !" Aimer ses enfants sans distinction, c’est ce qu’on affirme. Mais dans la réalité, est-ce que c’est toujours vrai ? Comment peuvent naître des préférences ? Est-ce que c’est bien d’être le chouchou ? Décryptage d’une situation pas si anecdotique avec Anne-Marie Sudry, psychanalyste et Emilie Billaud, alias Emy Bill, professeur des écoles.
Admettre qu’on a un enfant préféré, pourquoi c’est un sujet encore tabou ? D’abord, parce que c’est mal vu dans la société actuelle, au vu de concepts visant à gommer les différences, comme le rappelle Anne-Marie Sudry dans son livre "Chouchou ou mal-aimé : se libérer du regard familial". Et de citer les valeurs républicaines (Egalité - Fraternité), un arrière fonds religieux "Aimez-vous les uns les autres", mais aussi une certaine idéalisation de parentalité où l’amour doit se partager de façon équitable. Des barrières plutôt symboliques et fragiles. "De tout temps, il y aura toujours des chouchous, parce qu’il n’y a pas de logique." estime la psychanalyste. "Le favoritisme, c’est forcément lié à l’inconscient et ça nous échappe."
Pas de préférence non plus à l’école, du moins officiellement . "On ne nous en parle pas dans nos formations. Mais c’est dans nos esprits : pas de chouchous !" affirme Emy Bill. Si l’enseignante reconnait être sensible à un enfant en difficulté, suite notamment à une situation familiale compliquée, elle sera aussi attachée à un bon élève qu’elle aura aussi envie "de tirer vers le haut." Une même attention que Lucie, auditrice, regrette de ne pas avoir eu pour ses enfants. "J’avais deux filles vives qui comprenaient vite et c’était parfait. Par contre, mon fils, plus lent, a été le souffre-douleur de sa maitresse. Et en tant que parents, à l’époque, on n’osait rien dire au professeur. " Un comportement à bannir, qui "malheureusement peut encore exister", admet l’institutrice bloggeuse.
Mais quelles pourraient être les raisons de préférer un enfant à un autre ? Plusieurs critères peuvent jouer : le sexe, un garçon étant plus apprécié encore dans certaines cultures, sa beauté physique, son caractère, docile ou capricieux, ses centres d’intérêt, proches des parents et aussi la place dans la fratrie. "Si l’ainé peut être considéré comme l’enfant attendu, idéalisé, témoin de la passion du couple à ses débuts" explique Anne-Marie Sudry, "il peut aussi être détrôné par le cadet plus facile à élever après l’expérience du premier. Quant au fameux petit dernier, on peut effectivement plus investir sur lui, sachant qu’il n’y en aura pas d’autre après ». Pour autant, pas de généralités pour la psychanalyste. "Chaque histoire avec un enfant est singulière." D’où les nombreux exemples et contre- exemples cités dans son ouvrage, comme la préférence successorale accordée aux deux derniers enfants adoptés par Johnny Halliday.
Coté enfant, pourtant, n’y a-t-il pas le désir d’être le préféré ? "Oui", confirme Anne-Marie Sudry. "Un enfant cherche le regard des parents, a envie d’être aimé, d’exister." Idem à l’école, où Emy Bill explique avec amusement recevoir des dessins « Je t’aime, maîtresse, tu es la plus belle ! On a aussi des enfants qui essayent d’attirer notre attention en essayant d’être gentils avec les autres, tu as vu, c’est bien. Et je leur réponds que tu n’as pas besoin que je te regarde pour faire quelque chose de bien !" Une concurrence entre élèves ou fratrie qui n’est pas forcément négative pour Anne-Marie Sudry. "C’est un exemple de petite société où on ne va penser ou agir pareil et c’est tout à fait normal de s’exercer, y compris dans une rivalité."
Pour autant, être le chouchou, est-ce une chance ou un fardeau ? Côté positif, "C’est être porté par ses parents, être encouragé et donner une force dans la vie par rapport à un enfant systématiquement stigmatisé." assure Anne-Marie Sudry. Mais la médaille a son revers : outre la jalousie des frères et sœurs, qui peut se poursuivre pendant des années, il peut aussi y avoir le fait de s’être imposé un comportement ou une orientation pour plaire à ses parents et qui ne correspond pas à ses aspirations. Et de citer le cas du tennisman André Agassi, poussé par son père dans cette discipline et qui, au terme de sa carrière, a fini par avouer avoir toujours détesté le tennis !
Une place qui également à l’école peut être source de harcèlement. Ce que démontre "Derrière le portail", une Bd réalisée par Emy Bill, où l’on suit Valentin, petit nouveau plutôt bon élève, victime des attaques de trois camarades. L’occasion de découvrir au passage comment le programme Phare, basé sur l’empathie et la réflexion, peut aider à apaiser les tensions. Enfin, paradoxalement, être le chouchou peut conduire à être le moins aimé, comme en témoigne une auditrice, plus sévère avec son enfant préféré pour justement ne pas vouloir faire de différence avec les autres !
Chouchou, une place pas toujours enviable et pas toujours voulue d’ailleurs. Comment donc y faire attention en tant que parents ? Déjà, essayer d’éviter certaines maladresses, comme donner des surnoms péjoratifs, préconise la psychanalyste : "J’ai une patiente qui petite se faisait appeler crapaud par son père et qui plus tard, s’est interrogé sur le pourquoi d’un animal a priori peu sympathique." Autre piste : pratiquer l’équité plutôt qu’une stricte égalité, notamment au moment des cadeaux de Noël "Donner pareil, c’est nier la singularité de l’enfant. A quoi sert d’offrir un ordinateur à un petit enfant comme son ainé, alors qu’une boite de crayons de couleur s’il aime dessiner montrera l’attention qu’on lui porte, même si cela n’aura pas la même valeur financière."
Apporter une attention particulière, un moment privilégié à chaque enfant, L’une des clés pour éviter le favoritisme. Mais pas toujours évidente à pratiquer quand la famille est nombreuse, ni "quand on a 26 élèves par classe !" souligne Emy Bill. Mais toutes les deux de reconnaitre que chaque enfant est différent et a des besoins singuliers à prendre en compte. Et la psy de mettre en garde : "L’enfant qu’on idolâtre est au fond un enfant qu’on ignore le plus. Ce n’est plus en faire un sujet désirant, mais un objet soumis au désir de ses parents" qui pourra mettre des années à se libérer du regard parental. Alors, c’est qui le chouchou ? Personne. Ou alors tous à la fois !
Pour aller plus loin :
"Chouchou ou mal-aimé : libérez-vous du regard familial" de Anne-Marie Sudry, psychanalyste et Catherine Siguret, journaliste. Un livre très complet qui détaille les causes et conséquences du favoritisme en famille, à travers de nombreux exemples d’anonymes ou de célébrités, des enfants de Johnny Hallyday, au tennisman André Agassi, en passant par l’écrivain Daniel Pennac, les frères Jackson , voir même un certain Sigmund Freud ! Editions Denoël – 2019
"Derrière le portail" d’Emy Bill : Une bande dessinée décrivant le phénomène et la prise en charge du harcèlement scolaire, mais aussi les situations familiales complexes à son origine et le quotidien bien chargé d’une directrice d’école ! Editions Leduc Graphic - 2024
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