Il a vécu cinq ans en immersion dans la Chine de Xi Jinping. Frédéric Lemaître était correspondant permanent à Pékin pour le quotidien Le Monde. Il raconte les cinq années "les plus passionnantes" de sa carrière, où, pour la première fois, le journaliste a dû "s'auto-censurer".
Qui dirige vraiment la Chine et ses 1 milliard 400 millions d’habitants ? Est-ce Xi Jinping ou le parti communiste et ses 98 millions de membres ? Les Chinois vivent-ils dans une société orwellienne, surveillés en permanence par des caméras ? Sont-ils des ennemis de l'Occident ? Difficile de démêler le vrai du faux dans ce que l'on sait de ce pays immense.
Durant cinq ans, il a été "au cœur de la deuxième puissance mondiale en train de s’affirmer et qui veut même rivaliser avec les États-Unis". Et pour la première fois de sa carrière, Frédéric Lemaître s'est "auto-censuré". "Non pas par danger pour moi, raconte-t-il, je ne me suis jamais senti en danger en Chine… mais pour ne pas mettre en danger mes interlocuteurs chinois."
Ces cinq années ont aussi été "les plus passionnantes" de sa vie de journaliste. "Vu la place qu’occupe la Chine dans le monde il y a un tel besoin d’informations sur la Chine que c’est passionnant d’y être journaliste !" D’octobre 2018 à décembre 2023 il a vécu en immersion en Chine, où il était correspondant permanent pour le quotidien Le Monde. En immersion au cœur de la société chinoise, il a pu voir de l’intérieur l’émergence "de ce Sud global que la Chine voudrait fédérer". Et combien "l’Occident est remis en question".
"Toute idée simple sur la Chine est fausse !" prévient Frédéric Lemaître. C'est tout le propos de son livre, qu'il a publié à son retour en France, "Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping - Par le correspondant du Monde à Pékin" (éd. Tallandier, 2024).
Un jour, Frédéric Lemaître a posé à un responsable de la propagande chinoise la question qu’il rêvait de poser à Xi Jinping : "Y a-t-il un apport de l’Occident à la Chine qui soit positif ?" La réponse qu’il a reçue tient en deux mots : "Karl Marx."
Cette question, il l'a posée parce que la rhétorique anti-occidentale est actuellement très forte au sein du parti communiste chinois comme dans les discours de Xi Jinping. Un anti-occidentalisme qui est surtout le fait "des élites chinoises" - élites qui par ailleurs inscrivent leurs enfants dans les universités américaines, souligne le journaliste - plus que de l’ensemble de la population.
Au cœur de cette rhétorique, le siècle d’humiliation, que l’on a, "nous, tendance à sous-estimer", estime Frédéric Lemaître. Il s’agit de la période qui va de 1839 à 1949, appelée par les nationalistes chinois "les cent ans d'humiliation nationale". Traités inégaux, guerres de l’opium, guerres et d’invasions… la propagande chinoise s’empare aujourd’hui largement de ce qu'Anglais, Français ou Japonais ont fait subir à la Chine. Propagande qui, actuellement, a tendance à éluder la Russie, remarque le journaliste.
"Les États-Unis accusent aujourd’hui la Chine de favoriser l’exportation de fentanyl et donc de favoriser la consommation de ce qui est devenue une drogue aux États-Unis. J’ai quand même du mal à croire que pour les Chinois c’est pas un peu la revanche de la guerre de l’opium !"
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Le traitement médiatique en Occident de la politique zéro Covid chinoise a pu faire croire parfois à un système de surveillance à la Orwell. Les Chinois vivent-ils vraiment surveillés en permanence par des caméras ? Frédéric Lemaître nous aide à démêler le vrai du faux sur ce que nous croyons savoir du pays. Il écrit : "Non, le parti communiste ne contrôle pas tout. Non, la Chine n’est pas une immense prison à ciel ouvert. Non, la censure n’a pas lobotomisé les Chinois." Et il y a bien une opinion publique en Chine.
En guise d’exemple, Frédéric Lemaître cite "l’émotion liée à la mort du Docteur Li en février 2020". Li Wenliang fait partie des premiers qui ont alerté dès janvier 2020 sur le nouveau virus. Il est mort du Covid cinq mois après son arrestation, raconte le journaliste, qui a pu observer cette "émotion énorme" exprimée sur internet par "des centaines de millions de Chinois". "Si le parti contrôlait tout, il n’y aurait pas eu cette émotion qui aurait pu s’exprimer", note Frédéric Lemaître. Certes, il affirme que "les réseaux sociaux sont contrôlés" en Chine mais que "la censure étudie ce qu’elle censure" et "laisse passer certaines revendications, certains colères".
On ne sait pas comment se prennent les décisions au sommet du parti. Le parti communiste est une immense boîte noire dans laquelle il est très difficile de pénétrer
Présenté comme l’homme fort du pays, Xi Jinping est le numéro 1 du parti communiste. Est-ce vraiment lui qui dirige tout ? Pour Frédéric Lemaître, cela ne fait pas de doute, il est un nouvel empereur de Chine. "Il n’a jamais donné d’interview même aux médias chinois depuis son arrivée au pouvoir en 2012… On n’interview pas l’empereur !" Autour de Xi Jinping, il y a les sept membres du comité permanent du parti, les 24 membres du bureau politique... Le journaliste décrit un homme vivant dans "une bulle". "Contrairement à ce qu’on pense, il n’est pas forcément l’homme le mieux informé du pays, comme on le pense généralement des dictateurs. Je pense que parfois, à certains points de vue, il est l’un des moins bien informés du pays."
"Xi Jinping lui-même a dit : Le parti contrôle tout, le Nord le Sud l’Est, l’Ouest, le Centre, et lui contrôle le parti." Ça, c’est la version officielle. L’autre version, c’est "qu’on ne sait pas comment se prennent les décisions au sommet du parti, décrit le journaliste, le parti communiste est une immense boîte noire dans laquelle il est très difficile de pénétrer". Rien de plus difficile, par exemple, que de devenir membre du parti. "On vous approche" si vous êtes parmi les meilleurs de votre université, et vaut mieux accepter... Il y a des "sessions de formation" et "le processus dure deux à trois ans…"
"Malgré la censure les informations les informations passent en Chine", assure le journaliste. Et il y a bien "une opinion publique", que Frédéric Lemaître distingue d’une "société civile". L’opinion publique s’exprime, on l’a vu lors des manifestations en réaction à la politique zéro Covid. "Tant qu’ils ne remettent pas en cause le parti lui-même, je pense que les Chinois ont une certaine latitude pour se plaindre de problème locaux. Après, s’ils se plaignent de manière trop véhémente, évidemment on met fin à leur revendication." Ils ne peuvent pas "se constituer en association ou en organisation collective".
Contrairement à certaines idées reçues, la Chine "n’est pas une prison à ciel ouvert", maintient Frédéric Lemaître. Plutôt "une dictature de la majorité". Ce qui préoccupe surtout les Chinois de la classe moyenne c’est la pression engendrée par le système scolaire. Au-delà, "si vous n’êtes pas militant ou dans la politique" vous n’êtes pas inquiété. "Ce n’est quand même pas la Corée du Nord !" Si toutefois vous voulez étudiez l’histoire ou les sciences humaines, "il vaut mieux vivre en Occident… !" conseille le journaliste.
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