Quand pourrons-nous partir à la retraite, cesser enfin de travailler ? Derrière les inquiétudes que soulève la réforme des retraites se trouve une question intemporelle. Pourquoi faut-il travailler ? Les textes les plus anciens sur les origines de l'humanité abordent la question du travail. À la fois malédiction divine et moyen de rédemption, il est aussi, dans le Nouveau Testament, présenté comme un service que se rendent les êtres humains entre eux.
"À mes parents et grands-parents qui savaient ce qu’est travailler." C’est par cette simple dédicace que s’ouvre l'essai passionnant d’Olivier Grenouilleau, "L’invention du travail" (éd. Cerf, 2022). Notre époque aurait-elle perdu le sens du travail ? On parle de bullshit jobs, de burn out, de bore out, de démissions en masse, de souffrance au travail… On a bien du mal aujourd’hui à analyser le rapport au travail. Selon l’historien, si le travail exerce "un mélange d’attraction et de répulsion", c'est "parce que le penser, c’est réfléchir à la singularité de l’expérience humaine".
Pourquoi le travail ? C'est une question que les êtres humains se sont toujours posée, si l’on s’en réfère aux textes anciens sur les origines de l’humanité, rapporte Olivier Grenouilleau. Par exemple, dans l’épopée d’Atrahasis, écrit en Mésopotamie vers 1650 av. J.-C., on nous parle déjà, "avec l’invention de l’homme, de l’invention du travail". Dans ce texte on raconte en effet que l’homme a été créé pour travailler, pour être l’esclave des dieux.
En Occident, nos représentations sur le travail sont influencées par les grands récits fondateurs du monde grec et de la Bible. Dans sa "Théogonie", le poète grec Hésiode (du VIIIe siècle av. J.-C.) considère le labeur comme la conséquence d’un péché, une punition des dieux. Mais il dit aussi que "par le travail l’homme peut reconstituer l’harmonie cosmique, se réconcilier avec les dieux", rapporte l’historien. "À mon sens, c’est la première fois que dans le monde occidental se forme le couple : travail comme labeur et travail comme possible rédemption."
Dans les textes bibliques, "jamais le travail n’est maudit", prévient l’historien. Si on les lit attentivement, on ne peut en effet s’en tenir au fameux verset : "C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain" (Gn 3, 19). "Le travail n’est pas maudit, explique Olivier Grenouilleau, je dirais que, au contraire, tout dans la Bible nous montre que le travail est fête, œuvre." Et le Nouveau Testament apporte une donnée nouvelle : le travail est vu "comme une relation de service entre les hommes".
Il y a eu, dans l’histoire de l’humanité, des catégories de la population qui n’ont jamais eu conscience que le travail pouvait être autre chose qu’un labeur
Il n’y a pas qu’à notre époque que les êtres humains connaissent le désenchantement du travail. "Il y a eu à d’autres époques des conditions qui pouvaient désenchanter le travail", confirme Olivier Grenouilleau. Par exemple, entre 1760 et 1840 en Occident, il y a eu ce que les historiens nomment le premier âge de la prolétarisation. Une période "qui a été pour les personnes concernées extraordinairement terrible". Cadences infernales, pouvoir écrasant de la machine… "Il y a eu comme ça dans l’histoire de l’humanité des périodes et des catégories de la population qui n’ont jamais eu conscience que le travail pouvait être autre chose qu’un labeur."
Mais malgré des conditions de travail parfois extrêmement dures, on a longtemps considéré, durant la période moderne (du XVe siècle à la moitié du XXe siècle) que le travail était "un des moyens pour l’homme de construire un monde nouveau". "Malgré les formes de désenchantement, malgré le fait que le travail soit parfois très dur, au XIXe siècle alors que des personnes sont assujetties à la machine, de nombreux penseurs – Kant, Marx, Hegel, Proudhon, etc. – nous disent que dans l’avenir c’est par le travail que l’humanité s’accomplira."
Aujourd’hui, alors que nous sommes entrés dans la postmodernité, on a cessé de penser que "l’homme est l’intendant de Dieu sur Terre comme on le pensait avant : il peut être l’architecte d’un monde qu’il va lui-même construire". Ce qui fait dire à l’historien que l’on "ne parle plus de l’humanité mais de l’individu". "L’individu examine le travail en fonction de ses besoins, de sa représentation du monde."
Dans les années 50, et surtout 70, avec la critique du progrès, observe Olivier Grenouilleau, on a idéalisé l’époque des chasseurs-cueilleurs, celle qui précède le néolithique, l’invention de l’agriculture et la sédentarisation. On a longtemps cru – mais c’est "caricatural", précise l’historien – que les chasseurs cueilleurs ne connaissaient pas la guerre ni les inégalités… Et surtout, qu’ils ne travaillaient pas ou pas beaucoup. Un monde idéal, en somme, qui se serait perdu "par l’entrée dans le travail avec le néolithique ".
"Ces représentations caricaturales disent surtout ce que nous pensons du progrès." Olivier Grenouilleau rappelle que "l’on sait aujourd’hui que les chasseurs cueilleurs connaissaient la guerre et les inégalités et surtout qu’ils travaillaient trois à cinq heures par jour…" De toute évidence, "on ne passe pas d’un monde idéal à un monde terrible, on passe d’un système à un autre".
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