Jusqu'où ira Vladimir Poutine ? Après des semaines de discussions, le maître du Kremlin a finalement reconnu lundi 21 février, l’indépendance des États séparatistes de Donetsk et de Lougansk, dans le Donbass, une région de l’est de l’Ukraine. La Russie a envoyé ses soldats sur zone pour assurer officiellement une mission "de maintien de la paix". Au passage, Vladimir Poutine a fait subir au président français Emmanuel Macron une déconvenue de taille. Avant que la situation ne dégénère, le locataire de l’Élysée se targuait d’avoir décroché à force de diplomatie un sommet Biden – Poutine. Pourtant, le soir, le Kremlin décidait d’envahir l’Ukraine. Éclairages avec Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris, spécialiste de relations internationales.
Face à Vladimir Poutine, peut-on parler d'échec de la diplomatie française et d'un camouflet pour Emmanuel Macron ?
Il ne serait pas très juste de parler d'échec parce que c'était une tentative dont chacun savait, d'une part qu'elle ne serait pas assurément couronnée de succès et que, d'autre part, le résultat dépendait en grande partie de celui qui entend rester le maître de l'agenda international, à savoir Vladimir Poutine. Deux raisons pour considérer que dans cette affaire, il n'y a pas d'échecs diplomatique français. C'est très différent de la situation qui était celle du Liban lorsque le président Macron avait prétendu régler ce problème en se rendant à Beyrouth en 2020 et en obtenant une réforme profonde des institutions libanaises. Réforme qui n'a jamais eu lieu. Là, c’était un véritable échec !
Avec la Russie c'est d'un processus d'une plus grande complexité et c'est surtout un processus qui est mené par un homme : Vladimir Poutine. Alors, au final, y a-t-il eu camouflet ?
Oui, bien sûr, parce que c'est une façon aussi de la part du maître du Kremlin d'humilier ses partenaires. Pas seulement Emmanuel Macron d’ailleurs. Je crois qu'on aurait sincèrement plus reproché au président français de n'avoir aucune initiative. Il l'a fait. C'était courageux, c'était pertinent. Personne ne peut le lui reprocher maintenant de manière sérieuse.
Vous parlez d'humiliation. Vladimir Poutine donne en effet l’impression de jouer avec ses interlocuteurs…
L'une des caractéristiques de cette crise, c'est le niveau très élevé d'incertitude et d'interrogation. Si on se rapporte aux crises que l'on a connues pendant la guerre froide, à Berlin, à Cuba, on avait l'impression d’avoir deux processus codifiés qui correspondaient à une grammaire comprise et partagée par tous les partenaires. Là, c'est très différent car il y a un mystère qui est stratégiquement entretenu par Vladimir Poutine. À la racine de cette attitude, il y a le sentiment, fondé ou pas d'ailleurs, que la Russie a été humiliée après la décomposition de l'URSS, qu'elle n'a jamais pu trouver ni reconnaissance, ni respectabilité, ni statut sur le plan international. Donc on ne s'étonnera pas que la conduite de Poutine soit, à son tour, d'humilier ceux qu'il considère avoir été ses humiliateurs autrefois.
Et ce mystère qu’entretient Vladimir Poutine, c'est ce qui fait sa force sur ce dossier ?
Oui, certainement. Il y a deux interprétations de sa conduite, l'une qui est plutôt optimiste et l'autre plutôt dramatique. La première repose sur le fait que Vladimir Poutine cherche depuis plusieurs années à reconquérir une place dans le jeu international. L'U.R.S.S. a joué comme leader de la première division pendant la guerre froide et maintenant, la Russie est en division d'honneur, presque relégable.
Le scénario pessimiste c’est de dire que ce n'est pas tant une simple reconnaissance ou un siège réel dans le jeu international qui est recherché, mais une reconstitution de l'Empire russe. Alors là, ça implique une stratégie non seulement de pression, mais aussi de conquête y compris militaire. Et là, évidemment, c'est beaucoup plus grave. On ne sait pas exactement lequel de ces deux buts est recherché, il y a donc une part de brouillard, d'incertitude. Or, en relations internationales, le plus grave et le plus dangereux des facteurs : c'est l'incertitude. Et ici elle est plus élevée que pendant la guerre froide, où on arrivait à prévoir ce que serait la réaction de l'adversaire dans un jeu qui était à armes égales. Là, ce n'est pas du tout le cas. C'est un jeu de perturbation du système international et les partenaires occidentaux ne savent pas quelle attitude adopter.
Comment ces deux options peuvent se concrétiser en terme de mouvement de troupes et de frontières ?
Il est évident que si nous sommes dans un jeu politico-diplomatique, on va peu à peu aller vers l'apaisement et peut être même la relégation de ce dossier dans l’agenda l'international. S'il s'agit de politico-militaire et une volonté d’empire, les négociations futures seront beaucoup plus difficiles à enclencher et l'attitude des Occidentaux, incertaine. Pour l'instant, ils se placent dans une riposte de nature économique. Est ce qu'ils pourront se limiter à cela ? Quel sera l'usage de la force qui sera le leur en cas d'une initiative militaire de grande envergure venant de Moscou ? C'est des grandes interrogations qui vont accompagner les prochaines semaines. Cette stratégie impériale ne me parait pas très rationnelle car elle serait extrêmement coûteuse pour tout le monde, notamment pour la Russie.
J'ai toujours pensé que le monde occidental avait commis une énorme erreur en ne donnant pas un statut clair et un certain nombre de garanties à la Russie post-soviétique. Et j'ai toujours été convaincu que les maîtres du Kremlin, et spécialement Poutine, dès qu'il est arrivé au pouvoir il y a maintenant 22 ans, allaient se mobiliser dans cette direction.
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