L'individualisme est-il devenu omniprésent dans notre société ? La fraternité, l’un des piliers de notre triptyque républicain, semble être devenue le chaînon manquant de nos relations citoyennes. Certains pourraient même parler d'un archipel d’individus. Ce matin, nous allons nous interroger sur nos relations, nos liens. Une nouvelle civilisation est peut-être en train d’émerger ; c’est du moins ce que pense notre invité, Jean Viard, sociologue et directeur de recherche associé au Cevipof-CNRS.
Dans son ouvrage L’individu écologique. Naissance d’une civilisation, Jean Viard dessine les contours d’une nouvelle société marquée par deux grandes ruptures : la crise écologique et la modification des rapports entre hommes et femmes.
Nos civilisations ont connu trois grandes mutations, selon Jean Viard. La première est l’installation du christianisme à Rome, la seconde est la perte de la place centrale de Jérusalem dans le monde. Pour Jean Viard, nous vivons aujourd’hui la troisième grande mutation, suscitée par une première rupture : "c’est la nature qui va faire l’histoire." Le sociologue souligne les phénomènes incontrôlables générés par la crise climatique dans laquelle nous sommes. "On essaie de les rattraper, de redresser, mais cela va être très difficile. Avant, on avait l'impression que l'homme faisait l'histoire sans limite : il plantait, il coupait, il faisait des routes." Aujourd’hui, l'humanité est dans une immense lutte contre la nature pour arrêter de produire du carbone et préserver la biodiversité, poursuit Jean Viard. Pour le directeur de recherche au CNRS, il s’agit de l'enjeu du siècle.
La guerre climatique se mènera à l’échelle mondiale. Le plus efficace serait d’adopter tous le même comportement culturel
Les fortes inondations qui ont frappé la région de Valence en Espagne au début du mois de novembre ne sont qu’un exemple parmi d’autres phénomènes climatiques extrêmes que le monde a connus cette année, souligne le sociologue. "Il y en a eu plein ailleurs, dont on n’a même pas entendu parler. On est face à un bouleversement." Face à ce constat, Jean Viard pose deux questions : comment se protéger et comment diminuer la production de carbone ? Cette réduction passe par des innovations technologiques et une modification des modes de vie, poursuit le directeur de recherche. "La guerre climatique se mènera à l’échelle mondiale. Le plus efficace serait d’adopter tous le même comportement culturel." Jean Viard nous invite à réfléchir à ce que chacun peut faire à son échelle.
La seconde rupture qui explique les mutations de notre société, selon Jean Viard, est la modification des rapports entre hommes et femmes. "Nous sommes d'abord des individus avec un projet de vie, une carrière, puis ensuite un homme ou une femme." Aujourd’hui, 63 % des enfants naissent hors mariage, on observe une augmentation des célibataires et une multiplication des familles recomposées, souligne le sociologue. Pour Jean Viard, nous avons une vie d’individu avant de construire une structure familiale traditionnelle. Il s’agit d’un phénomène historique qui s’étend sur toute la planète, observe le directeur de recherche. "Le couple moderne fait moins d’enfants car on ne se marie plus. Avant, on se mariait, on commençait une vie intime, on avait un bébé un an après. Aujourd’hui, on arrive à 30 ans, 31 ans, 32 ans, on attend d’acheter une nouvelle voiture, de changer le frigo… et on n’en a qu’un."
Héroïque au travail, héroïque dans la guerre, héroïque dans l'autorité. Les femmes, elles, devaient tenir leur maison, leur mari, leurs enfants. Il y avait une répartition des rôles
Les fonctions traditionnelles ne sont plus partagées de la même façon. Ce partage donnait autrefois aux hommes un rôle héroïque, souligne Jean Viard. "Héroïque au travail, héroïque dans la guerre, héroïque dans l'autorité. Les femmes, elles, devaient tenir leur maison, leur mari, leurs enfants. Il y avait une répartition des rôles." Aujourd’hui, Jean Viard voit émerger une révolution de l'individu. Les femmes se battent à l'école pour être meilleures, faire carrière et être autonomes dans leurs choix privés. Ce changement se reflète même dans les scrutins électoraux. "Aux États-Unis, une jeune femme diplômée et un homme non diplômé ont 47 points d'écart dans leurs votes : l'un vote pour Trump, l'autre pour Kamala Harris. En France, il y a 20 points d'écart dans les jeunesses entre hommes et femmes en matière politique. Les femmes vont vers la gauche, tandis que les hommes se tournent vers des politiques masculinistes," souligne le sociologue. Le rapport au travail évolue également : les femmes ne voient pas leur travail comme un acte héroïque, comme les hommes l’ont souvent perçu au travers de la guerre ou de l’engagement professionnel, ajoute Jean Viard. Il conclut : "Elles font bien leur travail, mais ce n'est pas le centre de leur existence. Il y a aussi les enfants, l'amour, la nature, etc. Cela transforme toutes les conditions de production de nos sociétés."
Jean Viard repense la société en prenant des exemples concrets. Il décrit le modèle politique français comme très archaïque, jacobin et hiérarchique. "Il est dans des palais immenses, tellement éloignés du quotidien et absolument pas fonctionnels." Dans le quartier de La Défense, les prix se sont effondrés. Le sociologue y voit une opportunité de relocaliser certains organes de l’État. Par ailleurs, les grandes entreprises mondiales cherchent à s’installer au cœur de Paris, devenu plus attractif après les Jeux Olympiques. "Vendons ces ministères qui valent des fortunes, et avec cet argent, organisons un État moderne à La Défense : un espace fonctionnel qui permettrait de repenser les relations avec les collectivités locales."
C’est un modèle qu'il faut transformer. Il faut l’habiter et lui donner une fonction
Selon Jean Viard, les idées les plus surprenantes doivent être répétées et circuler avant de pouvoir être adoptées. Le projet de redéfinition de La Défense permettrait de protéger cette œuvre architecturale du XXe siècle, souligne le sociologue. "Il faut la préserver comme une œuvre d’art." La Défense a été construite sans anticipation de ses usages à long terme, notamment de la féminisation des emplois, explique Jean Viard. "C’est un modèle qu'il faut transformer. Il faut l’habiter et lui donner une fonction."
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