L'amour, quand on l'idéalise, est pur et sans limite. Mais peut-on vraiment aimer tout le monde, même ceux qui sont loin ou que l'on ne connaît pas ? La philosophe Marie Grand nous prévient : parce que la préférence est "inhérente" à l'amour, l'amour exclut, a ses "zones d'ombre"... Dès lors, faut-il abandonner l'idée que l'amour puisse d'une façon ou d'une autre structurer notre société ?
"Il y a des moments où j'aime tout le monde", chante Michel Berger. Peut-on vraiment aimer tout le monde ? Aimer son prochain comme soi-même, c’est souvent ce que l’on retient de l’enseignement de Jésus. Mais peut-on aimer celui qui est loin, que l’on ne connaît pas, que l’on n’a jamais rencontré ? N’est-ce pas en contradiction avec la nature même de l’amour, souvent très exclusive et limitée à nos proches ? La philosophe Marie Grand, enseignante en classe préparatoire à Lyon, directrice du Collège Supérieur et chroniqueuse pour le quotidien La Croix, nous invite à méditer sur ce qu’est l’amour et son caractère imparfait…
Est-ce qu’il n’y a pas une limite finalement à la capacité de l’amour ?
Souvent, au sujet de l’amour, les questions qui reviennent le plus concernent la durée : Combien de temps un couple peut-il durer ? Comment affronter, comme le dit Marie Grand, "le défi que posent l’habitude, le temps, la lassitude à nos sentiments" ? "L’Amour dure trois ans", dit le titre d'un film...
Quand on se demande si on peut aimer tout le monde, ce n’est plus le temps que l’on interroge mais un autre aspect de l’amour : l’espace. Dans "Géographie de l’amour - Une autre histoire du bon Samaritain" (éd. Cerf, 2024), la philosophe pose la question : peut-on "aimer loin, au-delà du cercle de la proximité et de la connivence" ? Et peut-on réellement aimer sans compter ? "Est-ce qu’il n’y a pas une limite finalement à la capacité de l’amour ?"
L’amour est structurellement organisé autour de la préférence, il crée dans la vie sociale des seuils
Qui n’a jamais éprouvé sans regret le sentiment d’aimer mal ? Est-ce parce que l'on ne sait pas vraiment aimer ou en raison de la nature même de l’amour ? "L’amour a ses zones d’ombre, répond Marie Grand, et ces zones d’ombres sont inhérentes à l’amour." Dans la Bible, l’histoire du meurtre d’Abel par Caïn montre que "la haine peut venir du cœur même de l’amour".
Or, nous dit la philosophe, "ce qui explique cette haine c’est la préférence : Caïn c’est le préféré de sa mère". "L’amour est structurellement organisé autour de la préférence, il crée dans la vie sociale des seuils." Et cette "préférence inhérente à l’amour" invite donc à considérer avec la philosophe que "l’amour crée ses propres limites, ses exclus".
Une fois considéré cet aspect-là de l’amour, la philosophe plaide pour l'idée qu'il faut "reconquérir les territoires perdus de l’amour". Ces territoires que l’amour crée "un peu comme le soleil crée une ombre sur ce qu’il n’éclaire pas…" Pour Marie Grand, "il y a des lieux d’amour dans lesquels l’amour va beaucoup plus loin sans qu’on puisse forcément le voir". Un hôpital, une école, un Ehpad... autant d'"institutions qui ont pensé le service, qui nous entretiennent dans la vie".
C’est pour répondre à la question "Qui est mon prochain ?" (Lc 10, 29), que Jésus raconte la parabole du bon Samaritain. L’histoire d’un homme que des brigands agressent sur une route de Palestine et laissent presque mort sur le chemin. Deux hommes passent sans lui porter secours mais un homme de Samarie le soigne et le conduit à l’hôtellerie voisine.
L’hôtelier : c'est sur ce personnage que Marie Grand veut attirer notre attention. Le peintre Rembrandt, quand il représente la scène en 1630, montre comment l’hôtelier "poursuit autrement le geste de secours du bon Samaritain", estime la philosophe.
Là où le bon Samaritain, "improvise l’acte de charité" pour porter attention à l’homme souffrant, l’hôtelier, lui, "organise" et "institutionnalise" le geste de secours, le service. "Il faut savoir inventer une rencontre mais il faut aussi savoir la continuer, interprète la philosophe. Il y a une dialectique indispensable au cœur de l’amour : le moment de l’attention et le moment de l’institution."
Mieux comprendre le monde, dans lequel nous sommes invités à vivre en chrétiens, grâce aux travaux des historiens, des sociologues et des artistes ainsi qu’à travers la réflexion philosophique. C'est ce que vous proposent Monserrata Vidal et Sarah Brunel.
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