Enterrer le corps d'un défunt dans un linceul biodégradable à même la terre : l'humusation, ou compostage des corps, n'est pas une pratique autorisée en France mais se répand dans certains pays. Est-ce une forme de paganisme écologique ou une nouvelle quête de sens ? Plus généralement, on assiste à un changement anthropologique majeur en ce qui concerne la mort : des rites disparaissent quand on en imagine de nouveaux... Et cependant, les Français sont chaque années des millions à se rendre au cimetière, chaque année pour la Toussaint et le jour des morts.
Chaque année en France, ils sont 35 millions à se rendre au cimetière à l'occasion de la Toussaint et du Jour des morts. C'est "le plus grand événement social de France", observe le philosophe Damien Le Guay. Pourtant, il y a de moins en moins de rituels autour de la mort et les corps des défunts sont de moins inhumés. Alors que depuis 100.000 ans l’homme enterre ses morts, aujourd’hui on se tourne vers la crémation et on parle même d'humusation, du compostage des corps. Est-ce une forme de paganisme écologique ou une nouvelle quête de sens ? Comment garder une trace de ceux qui nous ont quittés ?
Après sa mort, devenir un engrais, fertiliser les sols et permettre à des arbres de pousser. L’humusation, le fait de composter les défunts, est légale dans certains pays.
En France la loi ne le permet pas mais "tout le monde y réfléchit", prévient le philosophe Damien Le Guay, président du Cnef (Comité national d'éthique du funéraire) et membre du Conseil national des opérations funéraires (CNOF).
On est loin de l'idée de transcendance et de l’aspiration au salut : est-ce une forme d'écologie païenne ? Pour Damien Le Guay, "le souci du ciel est remplacé par le souci de la terre... Maintenant on peut arriver jusqu’à considérer que comme il ne reste plus que cette terre, tant qu’à faire, si on peut l‘améliorer, faire en sorte qu’on devienne un arbre, ça permettrait dans l’imaginaire de nos contemporains d’être utile à quelque chose."
Parler de l’humusation ou du compostage humain prête à sourire. Pourtant, comme le souligne Marc Faudot, on ne fait que "redécouvrir ce que l’on a déjà". Ancien directeur des cimetières de la Ville de Paris et auteur du livre "Les cimetières - Des lieux de vie et d’histoires inattendues" (éd. Armand Colin, 2023), il rappelle qu’il est "toujours possible d’être inhumé dans un cimetière en pleine terre". Ne pas placer le corps dans un cercueil, après tout, "c’est comme ça qu’on a fait pendant 1.500 ans", précise Damien Le Guay, et c’est encore pratiqué dans certains monastères.
On peut voir dans l’humusation une logique "de type utilitariste", admet Sœur Agata Zielinski, où prime le désir de servir à quelque chose. Mais pour la religieuse xavière, philosophe et enseignante au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris, cela peut être vu comme "une trace de religion dans une nouvelle pratique", à travers une forme de "don" de soi...
Est-ce que nous avons encore des aides, des signes pour parler de la mort ?
La mort et ses rituels immuables, un jeu de rôle réglé par avance avec des familles qui assistent le mourant, un curé pour confesser, des voisins qui viennent visiter et ferment leurs volets… Autrefois, mais il n'y a pas si longtemps, c'était tout un village ou un quartier qui était en deuil, comme le rappelle Damien Le Guay. Cela ressemblait à ce que Gustave Flaubert décrit dans "L’Éducation sentimentale" en 1869.
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s’achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu’enveloppaient jusqu’aux sabots de larges caparaçons brodés d’argent. Leur cocher, en bottes à l’écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant.
Gustave Flaubert, "L’Éducation sentimentale", 1869
Ce que décrit Flaubert correspond à ce que l’on appelle le modèle du Père-Lachaise. Un modèle apparu en 1810, date à laquelle on a commencé en France à enterrer les corps à l’extérieur de la ville, dans un lieu clos, avec un cercueil et des tombes. Un modèle où le cimetière était un lieu pensé pour "permettre de réfléchir sur ce qu’est la vie", explique Marc Faudot. "Il faut que le gens se rendent au cimetière pour méditer, pour penser à leur propre façon d’être, à leur comportement pour pouvoir par la suite avoir une vie après la mort." Avant cela, le cimetière était "un espace ouvert", rappelle Damien Le Guay, où le corps était placé "à même la terre dans un linceul". Et l’important était d’être enterré dans l’église ou juste à côté.
Ce qui s’est passé autour de 1810 montre bien qu’en réalité, les rites autour de la mort n’ont rien de figé. En 30 ou 40 ans, on a perdu l’habitude de s’habiller en noir, par exemple. "C’est une grammaire qui s’est complètement perdue", résume le philosophe. "La perte des signes visibles, pour Agata Zielinski, elle nous renvoie finalement à : est-ce que nous avons encore des aides, des signes pour parler de la mort ?" Une question qui se pose d'autant plus à l'heure où l'on assiste à une augmentation de la pratique de la crémation.
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Aujourd’hui en France, 50% des corps sont incinérés et 29% sont inhumés. La crémation, c’est "l’évolution récente la plus importante", estime Damien Le Guay, auteur de "La mort en cendres – La crémation aujourd’hui, que faut-il en penser ?" (éd. Cerf, 2012). Selon lui, "la motivation principale", c’est la volonté de ne pas être une charge pour les familles. Viennent ensuite "des motivations écologiques" : pour le philosophe, c’est là "un changement anthropologique majeur". "On considère que les morts n’ont plus leur place sur la terre, que la terre c’est la terre des vivants, que les vivants doivent se débarrasser des morts et que les morts doivent par avance considérer qu’ils prendront le moins de place possible."
En France, la crémation est le type d’obsèques "la moins ritualisée", selon Damien Le Guay. Or, comme le souligne le philosophe, dans la cendre il ne reste aucune trace d’ADN. À l’inverse, au Japon, où 95% des obsèques se font par crémation, celle-ci se fait au cours d’une cérémonie "extrêmement ritualisée" et où l’on ne brûle pas totalement le corps, pour "récupérer les os". "En France, il n’y a plus rien", précise Damien Le Guay. C’est bien "le devenir des restes" et le "destin des cendres" qui est, selon Agata Zielinski, le "grand changement anthropologique". Pour elle, ce qui est en jeu dans la crémation c’est "le rapport à la mémoire" et la possibilité d’avoir "un lieu de commémoration".
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