"Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ?" La voix traînante, démarche lascive dans l’eau, longeant la plage, Anna Karina, éternelle adolescente, porte sa vie comme une dépouille. "Pierrot le fou" est le film d’une époque. Mais la question demeure, lancinante, chez tant de nos contemporains. Et, avouons-le sans fards, dans nos propres cœurs aussi ! À force de chercher à occuper nos cerveaux en permanence, l’absence de bruit, d’image, d’action devient souvent une source d’angoisse existentielle.
Au cœur d’un paysage somptueux, dans la beauté de sa jeunesse, la jeune héroïne du film "Pierrot le fou" se lamente alors que tout, autour d’elle, lui révèle la vie. Depuis quelques jours, hypnotisés, nous fixons les yeux sur un cercueil. Au fil des villes traversées, des veillées funèbres, des marches solennelles, nous contemplons les drapeaux en berne et sommes saturés de la contemplation d’une mémoire qui se drape dans le faste des étendards et qui se révèle dans les diamants d’une couronne...
Je me garderais bien de commenter la vie de cette noble vieille dame dont la dépouille repose dans ce coffre vénéré, et il n’est pas de ma compétence de disserter sur son étrange et paradoxale progéniture... Mais tout de même, n’avons-nous pas mieux à faire ? Notre idéal commun tient-il désormais à regarder les morts et à les enterrer ? Et à trouver libérant et progressiste que l’on puisse désormais autoriser sans grande limite quiconque à se tuer ou à se faire tuer quand vivre devient trop angoissant ?
On se prend à rêver que ceux qui décident de nous ensevelir sous de pareilles images ou à nous "libérer" avec de telles lois, oui, on en vient à rêver qu’ils aillent, les pieds dans l’eau, marcher au bord d’une plage. Qu’ils y contemplent la beauté des arbres et s’enivrent du ressac de l’océan. Qu’ils lèvent les yeux vers un ciel dont ils n’ont rien à redouter sinon qu’il leur révèle qu’il faut parfois apprendre écouter une autre voix que la sienne, qu’il faut apprendre à aimer en acceptant d’être pardonné...
Bref qu’ils goûtent la vie, qu’ils la sentent circuler en leurs corps, en leurs chairs, plutôt que de chercher à exister à tout prix... Qu’ils laissent monter cette petite phrase "j’sais pas quoi faire... qu’est-ce que j’peux faire... ?" Il n’y a pas de honte à ne pas savoir, à ne pas pouvoir. Il y a même une vraie beauté à chercher à comprendre, à vouloir découvrir... À ne pas regarder, fasciné, vers l’abîme de la mort mais à scruter, avec l’ardeur de la jeunesse, les chemins de vie qui s’ouvrent à nous. Et choisir sur lequel avancer...
C’est étonnant de contempler le pape au Kazakhstan, pour ce sommet interreligieux. Il arrive dans une région du monde ébranlée par des guerres, des dictatures, une corruption et un mensonge qui y ont dominés pendant des décennies et qui y sont encore si profondément inscrits. Il arrive à la rencontre des responsables religieux rassemblés là, sous l’œil mi-ironique mi-attentif des caméras du monde entier (enfin toutes celles qui ne suivent pas le convoi funèbre outre-Manche !). Il est là, sans armée, sans troupe. Avec les seules armes que le Christ donne à ses disciples : sa Parole et sa Présence. IL ne leur dit pas "vous avez tort", il ne cherche pas à imposer son point de vue. Il est là, présent, ouvert à la rencontre, curieux d’elle et de ce qu’elle produira dans son cœur, son esprit.
Témoin de Celui qui se présente comme le chemin, la vérité et la vie, il ne craint pas, au contraire, d’être présent pour tous, et de chercher en chacun la lumière divine qui y est déposée. N’est-ce pas finalement, la seule chose nécessaire : chercher en autrui la manière dont Dieu s’y révèle, et s’en réjouir ?
Le Père Benoist de Sinety est le curé de la paroisse Saint-Eubert (Lille)
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