Depuis la publication du rapport Sauvé il y a trois ans, de nombreuses victimes d'agressions sexuelles et d'abus spirituels se sont manifestées. Et après ? Une fois que la parole a été dite, et entendue, que se passe-t-il ? Il y a les réparations financières, les démarches de réconciliation... Mais encore ? Dans le cinquième épisode du podcast Silence, on crie, Stéphanie Gallet se demande comment, collectivement, on peut faire de l'Église "une maison sûre", selon la formule du pape François.
"Crier. C’est très important de crier. Il faudra continuer de crier. Crier mon histoire à moi, ce n’est pas ça que je demande. C’est crier toutes les histoires, c’est surtout crier fort. Et moi j’insiste et je répète et je vais continuer de me battre.
C’est bien pour ça qu’on s’est réconciliés à l’Église, pour qu’ils prennent conscience et qu’ils continuent de s’ouvrir, d’en parler, de bouger… Mais je me répète tout le temps que ça va être compliqué."
Jean-Pierre Fourny, dans le cinquième épisode du podcast Silence, on crie
Jean-Pierre Fourny a été agressé par Gabriel Girard, son instituteur de CE1 et de CE2. C'était il y a soixante ans à Issé, en Loire-Atlantique. Comme lui, plus de 170 enfants ont été violentés par le religieux de la congrégation des Frères de Saint-Gabriel (FSG). Jean-Pierre Fourny a été le premier à parler. C’était en février 2021 à la faveur d’une soirée organisée par la Ciase à Nantes. Depuis, il n’a cessé d’interpeller. Lui et d’autres victimes ont créé l’association Mémoire prévention des abus sexuels dans l’Église de l’Ouest (Ampaseo). Ils ont réalisé un film documentaire, "Le Prix d’une vie". En novembre 2023, ils ont rencontré le pape François qui leur a demandé pardon au nom de l'Église catholique. Jean-Pierre Fourny est devenu ami avec les supérieurs actuels des Frères de Saint-Gabriel. Il a également reçu de l'argent de la part de l’Église catholique.
Témoignages, commémorations, réparations financières, démarches de réconciliation… Ce que l’histoire de Jean-Pierre Fourny met en lumière, ce sont toutes ces initiatives - symboliques ou très concrètes, individuelles ou collectives - qui peuvent être menées une fois que la parole a été dite, et entendue. Justement, trois ans après le rapport de la Ciase, que reste-t-il à faire ? Comment faire de l'Église catholique "une maison sûre" ? Dans ce cinquième épisode, vous entendrez Catherine et Joseph, des membres du collectif Agir pour notre Église, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), Sœur Véronique Margron, religieuse et présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), le théologien et membre de la Ciase Joël Molinario, et Sophie Lebrun, journaliste.
Il y a trois ans, le rapport de la Ciase annonçait un chiffre : 330.000 mineurs victimes d’agressions sexuelles dans l’Église catholique en 70 ans. Comment ces crimes ont été possibles ? Qu’est-ce qui fait que l’Église catholique a été un terreau favorable à ces agressions ? Et pourquoi personne n’a rien dit ? À la suite de la Ciase, RCF souhaite faire entendre la voix des victimes. Nous voudrions réfléchir et donner à réfléchir, pour que, ensemble et chacun à notre place - que nous soyons religieux, clerc ou laïc – nous puissions faire de l’Église "une maison sûre".
Marié, père et grand-père, chef d’entreprise très occupé, Jean-Pierre Fourny n’a jamais oublié Gabriel Girard ni le calvaire qu’il a vécu. Un soir de février 2021, à la faveur d’une soirée organisée par la Ciase à Nantes, il a parlé de ce religieux prédateur et de la fugue qu’il a faite enfant, après deux années d’enfer. "Je n’en pouvais plus, c’était trop difficile." Il a été le premier à réagir à l’époque. Mais soixante après, il a cette phrase terrifiante : "Je n’ai pas dit non puisque je n’ai rien révélé."
Révéler quoi ? Que l’instituteur les manipulait ? "Il nous racontait des histoires sordides avec le diable, il utilisait le côté sacré des choses pour arriver à l’emprise sur nous, après vous ne savez même plus ce qui vous arrive, vous ne prenez même pas conscience…" Révéler que ce religieux les frappait ? "Je ne comprends pas que personne n’ait jamais rien vu ou entendu puisqu’il y avait des cris." Un jour son copain, Didier, a perdu connaissance. "Tout ça pour après, caresser, consoler le même élève et le tripoter." Les attouchements… là encore, à qui en parler ? "On ne pouvait pas en parler, à qui on en aurait parlé ? On n’en parlait surtout pas encore nous parce que gamins, on ne parlait pas de ça."
Encore aujourd’hui Jean-Pierre Fourny a des difficultés à lire et à écrire, parce que les agressions ont eu lieu au cours des années d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. "Ça je lui en ai beaucoup voulu parce que ça m’a posé beaucoup de problème dans ma vie professionnelle. Heureusement, j’arrive à parler…" Jean-Pierre Fourny, c’est une gouaille, un sourire. Avec lui, on passe de l’effroi le plus terrible, en découvrant ce qui s’est passé dans cette école, à la joie la plus sincère en le voyant si heureux d’avoir réussi à parcourir tout un chemin.
Gabriel Girard n’a jamais été jugé. Il est mort dans un accident de la route en 1979. Ses victimes se sont retrouvées le 10 juin 2023 pour une journée mémorielle au calvaire d’Issé. Trois oliviers ont été plantés, une plaque a été posée. Y est gravé : "On ne doit jamais voler l’innocence d’un enfant. Les trois oliviers ont été plantés pour tous les écoliers reconnus victimes de pédophilie à l’école Saint-Louis entre 1965 et 1968."
Jean-Pierre Fourny conserve précieusement les coupures de presse, le rapport Sauvé, le film documentaire... Il veut que ses enfants les transmettent à ses petits-enfants et ainsi de suite : il veut "que ça serve". Claude Marsaud ou Yvan Passebon, des Frères de Saint-Gabriel, sont aujourd’hui de ses amis. Jean-Pierre Fourny est un sur un chemin de réconciliation. "Je ne suis pas très croyant encore que je me pose des questions maintenant." Et, en toute franchise, il dit espérer que son agresseur "pourrira toujours en enfer".
"Nous on va dire qu’on est des survivants, assez marqués mais bon, on a eu la chance de s’en sortir quand même. Mais dans les survivants il y a des gens plus atteints que d’autres, il y en a qui s’en sortent mieux que d’autres. Et il y a encore aujourd’hui des gens qui sont dans les galères. Et notamment les galères financières."
Le mercredi 6 octobre, au lendemain de la publication du rapport Sauvé, le pape François, lors de l’audience générale, a invité les catholiques de France à faire de l’Église "une maison sûre pour tous". Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment l’Église comprend-elle cette formule ? "Personne au monde dans aucune institution ne pourra jamais dire qu’aucun criminel ne se tapit chez lui, répond Véronique Margron. Mais ce qui est notre exigence, c’est qu’en aucun cas l’institution puisse couvrir cela une seconde. C’est ça, notre obligation morale."
Faire de l’Église "une maison sûre", c’est le rôle de tous y compris des laïcs, estime Catherine, du collectif Agir pour notre Église. Mais il reste selon elle beaucoup à faire. "Le changement dans les postures, dans les habitudes, et je dirais dans la lucidité du regard de chaque baptisé sur ce qui cloche dans le système même Église, on n’y est pas encore. On est globalement dans le déni de ceux qui restent et qui n’ont jamais voulu voir les choses en face, soit dans l’absence de ceux qui sont déjà partis."
Des catholiques qui partent "sur la pointe des pieds", il y en a. Pour Joseph, c’est même la "majorité". Lui tient à transmettre la foi à ses enfants mais "sans les mettre en danger". Alors il s’engage, il est lui aussi membre du collectif Agir pour notre Église. Car les catholiques qui restent ont en réalité "une parfaite raison" de le faire, estime Catherine : en raison de cette crise, répondre à la "mission de protéger le plus fragile, de propager le message que le Christ nous a confié."
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