Corruption, démocratie, économie, État de droit, justice, agriculture : les défis à relever sont colossaux pour l’Ukraine en vue d’une possible adhésion à l’UE. À part Kiev, personne ne voit les négociations qui commencent se terminer avant une décennie. Néanmoins, si l’Ukraine joue sa survie avec cette adhésion, ce processus est également existentiel pour l’Union européenne.
“Nous sommes dans le même bateau”, prévient d’emblée le philosophe ukrainien Constantin Sigov. “Il s’agit de notre liberté, mais également de la vôtre” poursuit celui qui est directeur du Centre européen de l’université de Kiev, mais également directeur d’une maison d’édition. “C’est bien l’Union européenne qui est attaquée et il est clair désormais que l’agression russe concerne tout l’espace européen”, développe-t-il. L’avertissement est à peine voilé : à travers le processus d'adhésion à l’Ukraine, l’UE aussi joue son avenir. Kiev espère ne pas voir ses alliés du continent se déchirer autour de son dossier.
Déjà, la simple ouverture officielle de ces pourparlers le 25 juin est le résultat d’un accord obtenu de haute lutte par 26 pays de l’UE, qui ont été contraints de rivaliser d’ingéniosité pour convaincre le 27ᵉ, la Hongrie de Viktor Orban, de ne pas bloquer le processus. Le Premier ministre hongrois s'est farouchement opposé à toute discussion d'adhésion avec l'Ukraine, jugeant que ce pays n'était pas prêt. Il avait finalement accepté de quitter la table du sommet des dirigeants des 27 en décembre, le temps que ses 26 homologues décident d'ouvrir ces négociations d'adhésion avec Kiev.
L’horizon européen de l’Ukraine, en guerre depuis plus de deux ans, franchi une étape importante avec l’ouverture formelle des négociations d’adhésion le 25 juin. Mais Kiev est loin d’avoir fait le plus dur. Une fois la conférence intergouvernementale formellement ouverte, les négociateurs vont d'abord passer en revue la législation des deux pays pour vérifier si elle est compatible avec celle de l'UE. Cette étape, le "screening" en jargon bruxellois, dure en principe de un à deux ans, a-t-on expliqué de source diplomatique à l'AFP.
Ensuite, Kiev va devoir s’aligner sur les 80 000 pages d'acquis de la communauté de l’Union européenne. Le tout est divisé en 35 chapitres qui sont négociés séparément. À la fin, le Conseil de l’UE doit approuver l'adhésion à l’unanimité. Et chaque pays membre doit ratifier le traité, ce qui nécessite parfois des référendums dans certains pays selon les législations. “Le grand défi est que cette adhésion doit être in fine validée par 27 membres”, résume Philippe Perchoc, professeur au collège d’Europe à Bruges et directeur de l’antenne Europe de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). Ce processus est très long, les observateurs tablent sur un minimum de dix ans.
Notre émancipation de l’espace post-soviétique passera par l’État de droit
D’ici là, “il faut que l’Ukraine intègre dans son droit national et dans sa pratique les règles qui régissent déjà les relations entre les actuels États membre”, précise Philippe Perchoc. “On a changé le processus de négociation il y a deux ans” ajoute-t-il. “La France a fait valoir que certains chapitres sont essentiels comme la question de l’État de droit et de la démocratie et qu’ils ne peuvent pas être évacués en début de négociations et disparaître ensuite”, détaille le chercheur. Ce chapitre sur l’État de droit restera donc ouvert tout au long du processus et sera fermé en dernier.
La stabilité du régime politique ukrainien va donc être scrutée de près. “On sait que la guerre, pour des raisons d’efficacité, fait peser des risques démocratiques pour un pays” assure Philippe Perchoc. “Que va-t-il se passer une fois la guerre terminée ? Comment ce pays retrouvera-t-il un fonctionnement normal et démocratique ?”, questionne-t-il. “Je pense que notre émancipation de l’espace post-soviétique passera par l’État de droit au sens complet du terme”, assure Constantin Sigov.
Le respect de cet État de droit dépendra notamment de la lutte contre la corruption, un défi important pour l’Ukraine. En 2022, le pays était classé au 116e rang sur 180 de l'indice mondial de la perception de la corruption établi par l'ONG Transparency International. Depuis le début de la guerre, des scandales ont notamment éclaté au sein du ministère de la Défense. Des produits alimentaires et des commandes d’uniformes ont été surfacturés par l’armée. Volodymyr Zelensky a également limogé 33 responsables de bureau d’enrôlement soupçonnés d’avoir mis en place un système de pots-de-vin pour permettre à des conscrits d’échapper à la guerre.
L’exécutif ukrainien assure avoir pris le problème à bras-le-corps. En juillet 2022, un bureau de procureurs a été nommé pour lutter contre la corruption. “Nous sommes devenus plus efficaces”, assurait au journal Le Monde, en juillet 2023, Oleksandr Klymenkole, le chef de ce bureau spécialisé. “En 2007, on a laissé rentrer la Bulgarie et la Roumanie dans l’UE alors qu’ils n’étaient pas prêts au niveau en matière de corruption”, raconte Sandrine Levasseur, économiste à l’OFCE. On s’est alors aperçu qu’une fois entré dans l’UE, la corruption est toujours là et “nous n’avions plus beaucoup de moyens de pression pour que la lutte soit effective dans le pays”.
Avec ses 40 millions d’habitants et son agriculture, l’Ukraine inquiète beaucoup d’Européens. La crainte d’un bouleversement majeur du fragile équilibre de l’UE est audible. En moyenne, l’agriculture représente 1,6 % du PIB en Europe. Avant la guerre, le secteur représentait 10,6 % du PIB en Ukraine. L’intégration de l'Ukraine et de ses céréales donne donc des sueurs froides à certains agriculteurs européens qui craignent un bing-bang du marché. “Dans le cadre d’une négociation d’adhésion, on peut protéger certaines cultures, certaines productions agricoles en gardant des droits de douane et des quotas”, explique Sandrine Levasseur. “Cela permet d’amortir le choc de l’élargissement”, assure-t-elle.
Autre défi en matière d’agriculture : la PAC. Avec les règles actuelles, l’adhésion de l’Ukraine à l’UE ferait l’effet d’une déflagration pour la politique agricole commune. Le budget total de la PAC était de 58,3 milliards d’euros en 2022, 53,8 milliards en 2019 et la France est de loin le pays qui en bénéficie le plus. Paris a touché 9,5 milliards d’euros de PAC en 2022. “Si on raisonne à règle et budget constants, l'Ukraine capterait aujourd’hui entre 12 et 15 milliards d’euros par an”, analyse Sandrine Levasseur. “Cela signifierait moins de fonds pour les autres pays”, ajoute-t-elle. Selon la chercheuse, “il va donc falloir modifier les règles d’attribution de la PAC et peut-être même le montant global”.
“Il faut comprendre que l’Ukraine qui deviendra membre de l’UE n’est pas l’Ukraine d’aujourd’hui et l’Union européenne que l’Ukraine intégrera aura profondément changée”, résume Philippe Perchoc. À l’heure des débats sur l’identité européenne et sur la voie que doit prendre la construction européenne, ce processus d’adhésion de l’Ukraine peut-être l’occasion de repenser le projet européen.
Nous devons construire une Europe qui a la capacité de défendre sa liberté et ses institutions, dont la sécurité ne dépend pas des États-Unis
C’est l’avis du philosophe ukrainien Constantin Sigov. Il appelle à la mise en place d’une troisième Europe. “On connaît bien la première européenne, après la Seconde Guerre mondiale, la deuxième après la chute du mur de Berlin, on doit maintenant construire une troisième Europe”, assure-t-il. “Après la chute du mur de Berlin, nous avons construit une Europe un peu plus utopique avec l’idée que nous n’avions plus d’ennemi à l’horizon donc plus besoin de défense européenne, nous avons pêché par narcissisme en pensant que la démocratie était très attractive”, développe le chercheur.
“Aujourd'hui, nous devons construire une Europe qui a la capacité de défendre sa liberté et ses institutions, dont la sécurité ne dépend pas des États-Unis, qui n’est pas dépendante sur le plan énergétique et avec des citoyens plus engagés qu’auparavant”, conclut Constantin Sigov.
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