Trébabu
Longtemps invisibles, les femmes prennent une place de plus en plus importante dans l’agriculture d’aujourd’hui. En Normandie, 28 % des chefs d’exploitation ou co-exploitants agricoles sont des femmes.
« Il est où le patron ? » C’est probablement l’une des phrases que les femmes agricultrices et cheffes d’entreprise ont toutes entendues au moins une fois dans leur carrière. Marqueur d’une époque qui tend à disparaître face à l’évolution de la place des femmes dans la profession. Une évolution qui a pris son temps puisque ce n’est qu’en 2010 que les femmes ont pu bénéficier d’une amélioration de leur statut, leur facilitant l’accès à la direction des entreprises.
Soulignons que le mot agricultrice n’a fait son entrée dans le dictionnaire qu’en 1961. « Les premières manifestations pour faire reconnaître le statut de la femme datent de 1967 », explique Sylviane Pralus, agricultrice et présidente de la Mutualité Sociale Agricole (MSA) du Calvados et de la Manche. « Il y avait quelques femmes qui étaient cheffes d’exploitation, mais le vrai statut de co-exploitante date de 1980 », poursuit l’élue de la MSA. Si les femmes avaient le droit de diriger des entreprises, nombreuses sont celles qui étaient considérées comme inactives, alors qu’elles travaillaient de nombreuses heures dans la ferme familiale. Une absence de reconnaissance qui a entraîné la précarité de beaucoup d'entre elles. « La pension de ma grand-mère dans les années 90, c’étaient 1000 francs. 1000 francs, c’est 150 € », se souvient Sylviane Pralus. Élodie Cudelou et Sylvie Guillot, deux agricultrices de la Manche ont aussi l’exemple de la génération d'avant où la mère ou la belle-mère touchaient dans les 500 € de retraite après une vie entière de travail. Les statuts ont continué d’évoluer, 1985 pour la possibilité de s’associer dans une Entreprise Agricole à Responsabilités Limitées (EARL), 1999 pour la création du statut de conjoint collaborateur et 2010 pour la possibilité de créer un Groupement Agricole d’Exploitation Commun (GAEC) entre époux seulement. Malgré ces évolutions, la MSA estime à 140 000, au niveau national, les femmes n’ayant pas de statut, mais travaillant régulièrement pour le compte de l’entreprise agricole.
Le statut de co-exploitante date de 1980
Si l’évolution des statuts permet aux femmes de prendre une place plus importante dans le milieu agricole, le changement de regard joue aussi un rôle primordial. Marie-Laurent Dubreuil est psychologue du travail. Avec deux stagiaires, elles se sont penchées sur la question des freins à l’installation et à la pratique du métier d’agricultrice : « On a tout ce qui est stéréotype de genre », explique la psychologue. « Au départ, j’ai postulé pour être inséminatrice et j’ai été refusée parce que j’étais une femme », raconte Sylvie Guillot. L’agricultrice de Vesly est l’une des rares cheffes d’exploitation seule à la tête de son entreprise. « Mes parents n'étaient pas très motivés pour me voir revenir sur l’exploitation, ils avaient peur parce que j’étais une femme », explique la quinquagénaire qui a dû faire ses preuves dans le milieu en tant que salariée avant de se faire accepter.
Élodie Cudelou a récupéré l’exploitation de ses beaux-parents avec son mari en 2013. L'agricultrice du sud-Manche, plus jeune, s’est plus facilement sentie légitime. « Ma maman était cheffe d’exploitation, c’est logique pour moi de ne pas faire moins. On partage le travail à 50/50, il n'y a pas de raison que le statut ne soit pas partagé à 50/50 ». En écoutant ses aînés, elle témoigne avoir moins ressenti de sexisme, même si comme la majorité des agricultrices, elle a des anecdotes : « Je me souviens d’un maître de stage qui me cantonnait à la cuisine, à l’entretien du gîte ou à la traite ». Sylvie Guillot a plus été marquée par les stages dont le profil recherché est clairement orienté vers un homme ou même carrément exclusivement réservé aux hommes. Sylvie, Elodie et Sylviane saluent toutes les trois un changement de regard qui va dans le bon sens. Selon elles, être une femme agricultrice est de plus en plus accepté.
Les pratiques agricoles, le matériel, tout a évolué pour une meilleure ergonomie. Un autre facteur facilitant l’intégration des femmes selon Sylvie : « Tout est électronique maintenant, on ne force plus [...] et puis tous les équipements sont beaucoup plus faciles à atteler qu’avant ». Améliorer les conditions de travail pour tous, c’est aussi faciliter l'accessibilité du métier à tous. Depuis 2019, la MSA a mis en place des congés maternité semblables aux congés dont peuvent bénéficier les salariés, avec la possibilité de remplacement pour continuer l’activité professionnelle. Les pères n’ont pas été oubliés et peuvent également bénéficier de 25 jours de congés paternité depuis 2022. Des crèches et de la garde d’enfant sont aussi proposées, détaille Sylviane Pralus : « L’objectif, c’est d’apporter les mêmes services en zone rurale qu’en zone urbaine ». Si la maternité peut être vue comme un frein à la pratique de l’agriculture, Élodie Cudelou préfère voir le métier comme une opportunité de mêler vie professionnelle et vie de famille : « On peut moduler nos horaires. Physiquement, c’est dur, mais moi, j’apprécie d’avoir mes enfants, de profiter, de les voir grandir ».
La jeune agricultrice fait aussi partie depuis une quinzaine d'années d’un groupe réservé aux agricultrices dans le sud-Manche, les Agri-nanas. Le groupe est né du constat que certaines se sentaient isolées, mal comprises et souhaitaient en parler entre elles. L’objectif du groupe est de se rassurer : « J’ai le souvenir par exemple de plusieurs qui n'osaient pas prendre le tracteur parce que dès qu’elles le prenaient, elles avaient la trouille de ce qu'allait dire leur mari juste parce qu’elles ne l’avaient jamais fait. Entre nous, on peut se former et prendre confiance ». Aujourd’hui, Elodie Cudelou pense que des groupes uniquement réservés aux femmes sont moins nécessaires, car les nouvelles arrivantes dans la profession sont moins en demande. De son côté, l’étude de Marie-Laurent Dubreuil menée avec Solange Lemonnier montre que 67 % des répondantes souhaitent entretenir ce genre de groupe qu’elles jugent précieux, légitime et à l’abri de l’auto-censure.
Prendre conscience de sa légitimité et prendre confiance en soi faciliteraient l’installation de femme dans l’agriculture. Plus de femmes, c’est aussi plus de mains-d’œuvre, souvent difficile à trouver de nos jours dans la profession. C’est aussi un vivier plus important pour lutter contre le non-renouvellement des générations qui touche la profession en France aujourd’hui. Selon la Chambre d’Agriculture de Normandie, 10 780 exploitations seront à reprendre dans la prochaine décennie.
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