Ukraine
C’est un mois de février interminable pour l’Ukraine. Un mois d’horreur et de stupéfaction qui s’est transformé en guerre d’usure. Il y a un an, Vladimir Poutine déclenche ce qu’il appelle aujourd’hui encore une “opération spéciale”. Des bombardements frappent tout le pays et une colonne de blindés fond sur Kiev. Mais la mécanique russe s’est rapidement grippée, rattrapée par ses faiblesses, ouvrant la voie à une inattendue résistance ukrainienne et surtout à une guerre longue. Un conflit qui est devenu une épreuve de résilience. Et pour l’instant, ce ne sont pas les interventions homéopathiques de l’Occident qui vont permettre d’accélérer l’issue de cette invasion.
L’enlisement de la guerre en Ukraine, était-il prévisible ? Rétrospectivement, les réponses sont naturellement plus faciles à apporter. Mais tous les analystes sont unanimes : les difficultés de l’armée russe étaient visibles dès la première semaine de guerre. “L’élongation beaucoup trop importante de leurs lignes logistiques commençait à se voir dès les premiers jours, car certaines colonnes étaient bloquées dans le nord” se souvient Yohann Michel, chercheur analyst pour l’International Institute for Strategic Studies (IISS).
“C’était prévisible au bout de 48 heures” précises même, Cédric Mas, historien militaire et président de l'Institut Action Résilience. “Les Russes fondent sur Kiev, prennent d'assaut l’aéroport d’Hostomel. Ils commencent à s'avancer vers le centre-ville de la capitale pour détruire le gouvernement et peut-être même se saisir du président Zelensky afin de décapiter l’État ennemi et de l’empêcher de toute résistance centralisée. Sauf que dès le 25 février au matin, les troupes aéroportées de Moscou sont écrasées par une brigade d’artillerie ukrainienne positionnée dans Kiev. Dans le même temps, une contre-attaque reprend aussi provisoirement la piste de l’aéroport d’Hostomel. À partir de ces deux événements l'enlisement était prévisible si on regarde la teneur exacte du plan russe, c'est-à-dire un pari absolu, sans aucun plan B en cas d’échec.”
Il y a une erreur d’évaluation au départ qui explique que la force initiale était sous-dimensionnée et mal organisée
Le péché originel côté Kremlin est donc peut-être stratégique. “J’ai été surprise de la façon dont la Russie a évalué le terrain sur lequel elle allait opérer" confie Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique. “Il y a une erreur d’évaluation au départ qui explique que la force initiale était sous-dimensionnée et mal organisée pour un combat de haute intensité”. Durant les premiers mois de guerre, les renseignements russes ont d’ailleurs été pointés du doigt et des purges ont eu lieu. Mais les services russes ne sont peut-être pas les seuls responsables.
Le maître du Kremlin paye également son autoritarisme personnaliste. “C’est une pyramide de l’irresponsabilité” clarifie Isabelle Facon. “On sait très bien à tous les niveaux qu’on n'a pas rempli tous les objectifs de la réforme pour améliorer les forces armées, mais on ne va pas faire remonter ces difficultés pour plutôt mettre en avant des informations qui vous font briller au niveau supérieur. On peut supposer que dans un système où cela devient difficile de contredire le grand chef, cela peut provoquer des erreurs d’évaluation sur l’état de l’armée russe”.
Cette armée russe a pourtant fait l’objet d’une réforme à la fin des années 2000. Durant la dernière décennie Moscou a consacré au moins 4% de son PIB à sa modernisation. Un effort réel, mais insuffisant pour un conflit de haute intensité. “Je ne voyais pas comment, en à peine dix ans, la Russie avait pu redevenir la deuxième armée au monde” s’étonne la chercheuse de la Fondation pour la recherche stratégique. “Surtout qu’il y a eu des changements de cap pendant la réforme, pas mal de corruption et des moyens, certes importants, mais bien en dessus de ce que peuvent investir la Chine où les États-Unis”.
Il y a donc bien eu une réforme de l’armée russe, mais avec certains angles morts. “Le rééquipement a beaucoup profité à la modernisation des forces nucléaires qui restent au cœur de la politique russe de défense ainsi qu’aux forces qui incarnent la dissuasion non-nucléaire comme les systèmes de missiles de précision.” liste Isabelle Facon. En revanche, le système militaire russe ne semble pas avoir réglé ses problèmes de ressources humaines. Moscou a d’ailleurs dû lancer cette année une mobilisation partielle.
Dans un système où la loyauté est plus déterminante que la compétence, la qualité du commandement peut être un problème
L’état-major russe a également posé beaucoup de questions pendant cette première année de guerre. “Dans un système où la loyauté aux autorités politiques est plus déterminante dans les promotions militaires que la compétence, la qualité du commandement peut être un problème”. À cela, s’ajoute le manque d’un véritable cadre de sous-officiers sur le terrain, d’une bonne coordination des différents corps armés russes ou encore d’un réseau logistique suffisant pour acheminer le matériel de guerre en Ukraine.
C’est pendant sa première semaine d’invasion que l’armée russe va effectuer la majorité de ses conquêtes territoriales avant de s’enliser puis de se retirer du nord fin mars. Il s’agit de la première phase des quatre actes qu’on peut sortir de cette année de guerre. “Jusqu’à l’été, les offensives vont se concentrer dans le Donbass” rappelle Yohann Michel. “Pendant cette deuxième phase, il y a toujours des gains de l’armée russe, comme Marioupol. Ensuite, fin août, les Ukrainiens relancent l’offensive pour reprendre Kherson et Kharkiv. Enfin, on arrive à la période actuelle avec des fronts plus stabilisés et des pertes importantes.”
“Les deux belligérants sont maintenant dans la même stratégie : celle de l’usure” analyse Olivier Kempf, directeur du cabinet stratégique La Vigie et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. “Les deux camps se pilonnent, grignotent quelques centaines de mètres et crient victoire pour chaque petit village conquis”. On peut parler de bras de fer entre russe et ukrainiens, mais Cédric Mas préfère évoquer “une épreuve de faiblesse”. “C’est à celui qui craquera le premier. L’objectif est de montrer qu’on ne reculera pas. Lorsque Poutine décrète la mobilisation, qu’il jette ses soldats fraîchement recrutés, vague après vague, contre les retranchements ukrainiens, il montre qu’il ne reculera pas. Même chose pour l’Ukraine lorsqu’elle s’accroche à des positions de terrain qui n’ont plus aucune importance opérationnelle, comme Bakhmout : elle prouve qu’elle ne cédera rien”.
L'Occident a les moyens de donner à l’armée ukrainienne la possibilité de vaincre militairement
Outre les faiblesses de l’armée russe, la résistance ukrainienne est un deuxième ingrédient pour expliquer l’enlisement. S’ajoute ensuite la résilience actuelle des deux armées. “Côté Russe, c’est l’un des grands points d’interrogation” pointe Isabelle Facon. “D’une part, on note l’acquisition de drones iraniens et l’appui de la Biélorussie en munitions, qui peuvent laisser penser à une attrition des arsenaux russes. Mais d’autre part, cela peut également signifier que Moscou préfère conserver ses missiles plus précis pour un autre type de conflit ou un élargissement de la guerre. Il y a beaucoup d'ambiguïté, mais je pense que les chaînes de production tournent à plein régime”.
Côté Ukrainien, et c’est le dernier ingrédient de l’enlisement : il y a l’aide occidentale. La résilience repose aujourd’hui en partie sur l’apport européen et américain en matière d’équipement. Selon Cédric Mas: “l’enlisement n’est pas une surprise du moment que le soutien occidental est toujours trop faible et trop tardif. Nous avons les moyens de donner à l’armée ukrainienne la possibilité de vaincre militairement. Mais c’est notre choix d’attendre quatre à six mois pour livrer des systèmes anti-aériens, d’attendre deux à trois mois pour livrer de l’artillerie lourde, d’attendre presque un an pour livrer les premiers blindés et de continuer à tergiverser pour livrer des avions”. La question finalement assez simple pour l’historien : “Soutenons-nous l’Ukraine simplement pour qu’elle survive ou bien pour qu’elle accède à la victoire ?”
La défense de l’Ukraine, c’est surtout la défense d’une certaine idée d’un monde multipolaire
“La différence est assez importante” conclut Cédric Mas, car derrière la guerre en Ukraine, “si on accepte qu’un pays puisse en envahir un autre pour lui imposer sa politique, c’est la porte ouverte à d’autres types de conflits qui ne demandent qu’à éclore. Regardez la Chine avec Taïwan. La défense de l’Ukraine, c’est surtout la défense d’une certaine idée d’un monde multipolaire, d’un monde où la guerre n’est pas un mode de résolution des difficultés d’un État."
Suivez l’actualité nationale et régionale chaque jour
RCF est une radio associative et professionnelle.
Pour préserver la qualité de ses programmes et son indépendance, RCF compte sur la mobilisation de tous ses auditeurs. Vous aussi participez à son financement !