Jacques Ellul, un penseur chrétien visionnaire

Si la côte Aquitaine, du Médoc au Pays basque, est encore relativement sauvage et préservée, c’est notamment à Jacques Ellul qu’on le doit, lui qui s’était battu contre un projet de bétonnage. Mais qui est Jacques Ellul ? Libre penseur, chrétien engagé, résistant, précurseur de l'écologie politique... La commémoration des 30 ans de sa mort, survenue le 19 mai 1994, est l'occasion de redécouvrir la pensée de cet homme visionnaire.

Qui est Jacques Ellul ?

Jacques Ellul est une figure majeure de la pensée du XXe siècle. À la fois juriste, historien des institutions, sociologue, théologien, cet "inclassable" est un homme du XXe siècle qui, "paradoxalement nous parle du XXIe siècle d’aujourd’hui", décrit Frédéric Rognon, "un homme qui avait une lucidité prémonitoire tout à fait exceptionnelle".

Professeur de philosophie des religions à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, Frédéric Rognon a consacré de nombreux ouvrages à Jacques Ellul. Parmi eux, "Le défi de la non-puissance - L'écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau" (éd. Olivétan, 2020) ou encore "Jacques Ellul, théologien de l’espérance" (coll. Prier 15 jours, éd. Nouvelle Cité, 2023).

Frédéric Rognon est spécialiste de l'œuvre "pléthorique" de Jacques Ellul, qui, né en 1912, "a traversé tout le XXe siècle". Et qui compte plus d’un millier d’articles et pas moins de 68 livres. On continue d'ailleurs de publier des inédits - un nouvel ouvrage est prévu à l’automne 2024, annonce son biographe. "Jacques Ellul a vraiment étudié tous les problèmes de la vie quotidienne : la violence, la prière, l’image, l’espérance, la Bible, la politique…" Si bien qu'il peut être difficile d'entrer dans sa pensée. Un livre en particulier offre une synthèse plutôt accessible de son œuvre, il s’agit d’entretiens avec Patrick Chastenet publiés en 1994 aux éditions La Table ronde.

 

Qu’est-ce que les chrétiens sont appelés à faire dans une société qui n’a pas d’avenir, qui n’a pas de sens, qui est absurde et qui nous conduit à un chaos généralisé ?

 

Accéder à "la liberté en Christ"

Docteur en droit à 24 ans, Jacques Ellul était enseignant à la faculté de droit de Strasbourg, transférée à Clermont-Ferrand en 1939. C’est là qu’en juin 40, il a été révoqué pour avoir conseillé à ses étudiants de se méfier du maréchal Pétain. Durant la Seconde Guerre mondiale, lui qui avait été engagé au sein de l’Amitié judéo-chrétienne de France, a participé à des activités de résistance non-violente. "Il a sauvé la vie de plusieurs familles juives", raconte son biographe. Il a reçu le titre de Juste parmi les nations en 2001.

Lui qui était le fils unique d’une famille bordelaise de libres penseurs, "s’est converti à Jésus Christ d’une façon à la fois assez brutale et assez lente", décrit Frédéric Rognon. "Il était en train de traduire du Goethe" quand "il a eu l’évidence de la présence de Dieu à ses côtés. Et ça lui a fait très peur parce qu’il a eu peur de perdre sa liberté en devenant chrétien."

Sa conversion au christianisme à l’âge de 17 ans a été "le premier grand événement de sa vie", selon son biographe. "Il a compris qu’en devenant chrétien il ne perdait absolument aucune liberté mais qu’au contraire il allait accéder à la seule véritable liberté, ce qu’il appelle la liberté en Christ." Jacques Ellul disait : "On n’a pas la foi, c’est elle qui nous a." "Cette acception à la liberté en Christ au cœur de toute sa vie et de toute sa pensée."

 

L’ambivalence de la technique

Tout au long de sa vie, Jacques Ellul a lié engagement - à la fois social, ecclésial et politique - et réflexion. Sa pensée est une mise en dialogue de deux versants : d’un côté, une analyse critique de la société moderne, marquée par la technique, de l’autre une analyse théologique et éthique. Cette dernière puise dans l’action concrète.

L'importance de la technique dans la société est au cœur de sa pensée. Jacques Ellul a été parmi les premiers à dénoncer dès les années 40 la technicisation de la société - "à une époque où ça n’intéressait personne", observe Frédéric Rognon. Particulièrement visionnaire, "il a annoncé ce qui nous arrive aujourd’hui", c’est-à-dire la façon dont la technique "conditionne nos vies", selon les mots de son biographe. Selon lui, Jacques Ellul dénonçait une "sacralisation de la technique" et appelait à sa "profanation".

 

Le pessimisme du sociologue, l'espérance du chrétien

Considéré comme un précurseur de l’écologie politique, Jacques Ellul ne cherchait pas à diaboliser la technique mais à encourager une prise de conscience. Ne pas nier par exemple pour nous aujourd’hui que les smartphones sont produits au prix de l’exploitation des sols et "du travail des enfants et la misère dans le Kivu... Il s’agit d’être conscient du prix de cette ambivalence de toute innovation technique quelle qu’elle soit. C’est ça que nous dit Ellul, c’est : regardons tous les éléments du problème, ouvrons notre conscience et notre intelligence, et voyons tout ce que cela représente de vivre comme nous vivons."

Si le Jacques Ellul sociologue se montre particulièrement pessimiste, on ne peut ignorer l’homme de foi et le théologien. C’est en effet "parce qu’il était chrétien" que Jacques Ellul a pu aller au bout de son analyse. Sans sa foi chrétienne, il n'aurait pas poursuivi ses travaux, il aurait même probablement mis fin à ses jours, nous dit Frédéric Rognon. "Qu’est-ce que les chrétiens sont appelés à faire dans une société qui n’a pas d’avenir, qui n’a pas de sens, qui est absurde et qui nous conduit à un chaos généralisé ?" C’est ce à quoi l'œuvre de Jacques Ellul nous aide à répondre.