La semaine dernière, je vous parlais du dernier tableau de Nicolas Poussin que le peintre n’a pu achever avant de mourir. L’œuvre ultime d’un artiste mérite toujours une attention particulière. Il y a quelques années, l’écrivain Bernard Chambaz a consacré à ce sujet un très bel ouvrage intitulé “Le dernier tableau”. Aujourd’hui, je voudrais évoquer une des dernières toiles d’Oskar Kokoschka. Elle conclut la très belle exposition monographique actuellement présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Le tableau est intitulé, en anglais : "Time, gentlemen, please". Soit, en français : "Il est l’heure, messieurs, s’il vous plaît." Ce sont les mots utilisés dans les pubs anglais pour annoncer la fermeture. On y voit un homme se diriger vers une porte de sortie où l’attend une silhouette qui pourrait bien personnifier la mort. Conclusion émouvante d’une vie de près d’un siècle. Oscar Kokoschka est né en 1886 en Autriche. Il est mort en Suisse en 1980.
On pourrait même l’appeler "le peintre du XXe siècle" à la fois pour l’avoir vécu et pour en avoir traduit les tensions et les drames dans ses tableaux. Kokoschka a subi la Première Guerre mondiale durant laquelle il a été très gravement blessé. Il a connu la montée des totalitarismes qui l’ont amené à quitter son pays natal dès 1934. Ses œuvres ont été proscrites des collections allemandes, car aux yeux des nazis, elles relevaient de ce qu’ils appelaient "l’art dégénéré". Non sans humour, Kokoschka a d’ailleurs réalisé en 1937 un tableau intitulé "Autoportrait en artiste dégénéré". Après avoir passé la guerre en Grande-Bretagne, il a fini ses jours en Suisse. Soucieux de la réconciliation européenne, il réalisa notamment un portrait du chancelier allemand Konrad Adenauer qu’Angela Merkel conservait dans son propre bureau.
C’est un étonnant mélange de classicisme et de sauvagerie. Classicisme d’abord. Il n’a jamais renoncé à la figuration à l’époque reine de l’abstraction. Et il utilisait de registres très anciens comme le portrait en format vertical et le paysage en format horizontal. En même temps, il y a de la sauvagerie dans sa peinture, exécutée dans des couleurs assez violentes et avec des coups de pinceaux très visibles. Kokoschka allait même jusqu’à utiliser ses doigts pour étaler la peinture.
C’est très frappant dans les portraits qu’il réalise. Il ne cherche jamais à faire joli, à flatter ses modèles. Il peint dans une certaine urgence, se contentant de quatre doigts à la main d’un acteur de ses amis. Il demande aux modèles de bouger plutôt que de rester immobiles. Afin, dit-il, "d’amener à la lumière, comme avec un ouvre-boîte, une personnalité souvent enfermée dans la convention".
Kokoschka a fait ainsi exploser un modèle classique, celui où des privilégiés commandaient leur portrait à des peintres, car, soulignait-il, “le désir d’être immortalisé est l’espérance la plus humaine qui soit”. Certains seront très déçus et refuseront de payer les tableaux. D’autres sauront reconnaître la vérité qui émergeait du pinceau de l’artiste. Il disait : “Je peins des tableaux parce que j’en suis capable et que j’y vois mon accès à l’humanité.”
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