
La pensée de René Girard, dont se réclame le vice-président américain J.D. Vance, est-elle compatible avec le trumpisme ? L'intellectuel français mort il y a dix ans est connu pour ses théories sur le désir mimétique et la violence ou encore celle du bouc émissaire. Appliquée au christianisme, cette dernière fait de Jésus la "représentation paradigmatique de l’exclu, de la victime".
En 2025 on célèbre les dix ans de la mort de René Girard. Intellectuel français de renommée internationale dont, de manière inattendue, se revendique aujourd’hui le vice-président américain J.D. Vance. Jusqu’à faire de Girard une figure trumpiste. Mais est-ce bien connaître sa pensée ? "JD Vance et Peter Thiel ne peuvent s’appuyer sur René Girard pour promouvoir leur programme réactionnaire sans déformer grossièrement sa pensée", écrit Bernard Perret dans la revue Esprit. Quelle est donc la pensée de cet intellectuel français ? En quoi est-elle novatrice, utile et nécessaire pour comprendre le monde ? En quoi permet-elle aux chrétiens de se comprendre eux-mêmes ?
"La Bible et les Évangiles introduisent dans le monde une vérité qui n’était pas là avant eux. Une vérité humaine mais tellement puissante que même si nos sages et nos savants font tout pour ne pas la voir, elle a déjà transformé et ne cesse de transformer le monde", a déclaré René Girard, qui se disait chrétien. Dans une interview sur RCF en 2023, Bernard Perret, auteur du livre Violence des dieux, violence de l'Homme - René Girard, notre contemporain (éd. Seuil, 2023), prévient : "On doit distinguer dans le corpus girardien des choses qui sont diversement fondées sur des faits ou sur des convictions ou sur une démarche personnelle".
Cela explique sans doute pourquoi la pensée de Girard est relativement contestée en France, où elle se heurte à "la conception française de la laïcité" et à "la séparation très nette entre ce qui relève de la foi, des convictions religieuses et puis ce qui relève de la science". Par ailleurs, il faut souligner combien la pensée de Girard est transversale. Elle puise dans l’anthropologie, la psychologie, la théologie, la littérature, l’histoire ou la philosophie. Une pensée avant tout marquée, comme le dit Bernard Perret, par "l’omniprésence de la rivalité dans les relations humaines et son caractère quasiment inévitable".
Si la pensée de Girard s’est approfondie au fil de ses publications, sa théorie n’a pas réellement changé. Sa thèse centrale, posée dans "La Violence et le sacré" (1972), "c’est qu’il y a cette violence fondatrice liée à l’apparition ou à l’émergence de la culture", résume Bernard Perret. L’universitaire de Stanford a écrit de très nombreux ouvrages - un inédit a même été publié par les éditions Grasset en février 2025, "Naïveté du rire".
C’est dans "Mensonge romantique et vérité romanesque" (1961) que René Girard déploie sa fameuse théorie du désir mimétique. Théorie selon laquelle le désir d’un être humain entre en interférence avec le désir de l’autre : il est même amplifié par le désir d’un autre. Et cela engendre des relations de rivalité.
La violence est le phénomène mimétique par excellence
"Ce qu’il y a de plus spécifiquement humain dans le désir, explique Bernard Perret, ce qui donne au désir humain son caractère à la fois intense, créatif et potentiellement violent, c’est l’interférence mimétique. Ces pulsions sont amplifiées par le fait que nous prenons modèle sur le désir des autres et que nous interférons avec les autres. Et que cette interférence, elle modifie, elle restructure ces désirs. Elle leur donne ce côté spécifiquement humain, rivalitaire, violent." L’œuvre de Girard permet de prendre conscience du caractère mimétique de la violence. La violence est même "le phénomène mimétique par excellence".
Le plus connu des livres de René Girard, Le bouc émissaire (1982), permet de comprendre son approche singulière du christianisme. Il propose une interprétation anthropologique de la notion de sacrifice, où le rite sacrificiel est un moment de refondation dans une communauté en crise.
Pour René Girard, "les rites religieux et le sacré étaient la répétition ritualisée d’un mécanisme spontané d’expulsion d’une victime émissaire, décrit Bernard Perret. On a là quelque chose qui est extrêmement nouveau et qui ouvre un nombre incroyable de clés pour comprendre les rites, les mythes, et pour comprendre comment le religieux a évolué depuis son origine archaïque."
Appliquée au christianisme, cette théorie du bouc émissaire en montre tout le côté nouveau et subversif. Avec Jésus, "ce mécanisme est à la fois reproduit mais dévoilé et donc désamorcé". Dévoilé parce que dans les évangiles, Jésus insiste sur les exclus, les étrangers, les personnes faibles… On peut comprendre son discours comme un enseignement sur les mécanismes d’exclusion et les racines de la violence. "Jésus se soumet délibérément et consciemment au processus victimaire en donnant à ses disciples les moyens de le décrypter", nous dit Bernard Perret.
En se présentant comme une victime innocente, Jésus "a vocation à rassembler sur une nouvelle base" - "la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle", disent les évangélistes. Girard a montré que "la place qu’ont prise les victimes dans la vie sociale, dans le débat public, qui n’a cessé de s’affirmer au cours des siècles, est réellement un héritage chrétien".
Ainsi, ajoute Bernard Perret, "derrière le réprouvé, derrière la victime, nous ne pouvons pas éviter de voir la figure du crucifié. Même si nous sommes dans une société très déchristianisée, au moins sur cet aspect-là, nous sommes dans une société de plus en plus chrétienne." Jésus est la "représentation paradigmatique de l’exclu, de la victime".
Quand on relit les évangiles à la lumière de Girard, on voit que la foule
est sotte, elle ne comprend rien
C’est la seule phrase de la bible hébraïque citée littéralement par Jésus : "Je veux la miséricorde, non le sacrifice" (Mt 12, 7 et Mt 9, 13). Et elle est citée à deux reprises, "c’est dire son importance !" insiste Bernard Perret. La miséricorde opposée au sacrifice : "Ces deux mots représentent deux réalités opposées. D’un côté le monde du pardon, de la réconciliation, de l’acceptation de l’autre. D’un autre côté le monde de la stigmatisation, de l’exclusion, où on fait porter la responsabilité sur l’exclu."
"Père pardonne-leur ils ne savent pas ce qu’ils font" (Lc 23, 34), dit Jésus lors de sa Passion. Ils ne savent pas parce que "la contagion mimétique produit une méconnaissance", explique Bernard Perret. "Quand on relit les évangiles à la lumière de Girard, on voit que la foule d’une manière générale est sotte, elle ne comprend rien." Il est important de noter que, dans les évangiles, "Jésus n’est pas simplement la victime de telle ou telle catégorie, précise Bernard Perret, mais c’est une victime d’une coalition qui regroupe aussi bien les Romains que les chefs religieux, que la foule."
À l’inverse, "les individus qui perçoivent ce qu’il y a d’important dans le message de Jésus et qui font un pas dans sa direction, ce sont des individus qui sortent de la foule, qui viennent vers lui à leur détriment en sortant de la foule. Il y là quelque chose aussi de très fort sur plan éthique et tout ce que ça signifie. "
Mieux comprendre le monde, dans lequel nous sommes invités à vivre en chrétiens, grâce aux travaux des historiens, des sociologues et des artistes ainsi qu’à travers la réflexion philosophique. C'est ce que vous proposent Monserrata Vidal et Sarah Brunel.
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