La parole est donnée à Don Didier-Marie de Lovinfosse. Chaque semaine, il propose son regard sur l'actualité.
Un pays sans majorité absolue à l’assemblée est réputé « ingouvernable ». Mais qu’on franchisse le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées, on trouvera d’autres pays également sans majorité absolue et qui sont malgré tout gouvernés.
Sans faire de facile jeu de mots, on peut dire que « gouvernable » et « ingouvernable » sont des notions… relatives et non pas absolues. Elles dépendent de la culture politique du pays où l’on se trouve : culture de l’hégémonie chez les uns, culture du compromis chez les autres. Nous autres français souffrons peut-être d’une incapacité native à concevoir l’art de gouverner autrement que comme une quasi dictature de la majorité. Cela pourrait être à l’origine de la sacralisation typiquement française du scrutin majoritaire, dont la principale vertu est de gonfler les majorités, de les rendre monstrueuses jusqu’à ce que, comme la grenouille de la fable, elles finissent par crever de leur propre enflure en se fissurant au gré de l’apparition de frondeurs en leur sein.
Le moment si particulier que traverse la France est sans doute un des symptômes de la crise profonde de notre démocratie. Il invite à réfléchir à frais nouveaux sur les impasses de notre société individualiste et libertaire.
Dans ce contexte de crise, les politiques sont fréquemment confrontés aux sautes d’humeur des électeurs (par exemple quand ceux-ci leur refusent une majorité juste après les avoir reconduits dans leur charge) : ils peuvent alors méditer sur les mérites d’une culture du compromis. Mais il me semble qu’ils devraient aller plus loin et plus profond : se demander s’ils ont su respecter les bases non démocratiques sur lesquelles doit être établie la démocratie. Car les fondements les plus essentiels des sociétés humaines ne peuvent pas être démocratiques : la vérité n’est pas démocratique, ni la beauté, ni le bien et le mal – d’où l’absurdité de la phrase de Jacques Chirac : « pas de loi morale qui prime la loi civile ». Pour que perdure la démocratie, il faut nécessairement qu’il y ait en elle du non démocratique, reconnu et accepté par tous. Et c’est en référence à ce non démocratique – l’intérêt supérieur du pays et le bien commun par exemple – que des majorités de compromis pourront effectivement gouverner. Il n’est plus besoin alors de majorité absolue : il faut et il suffit que l’absolu soit reconnu là où il est vraiment : dans ce qui transcende les volontés et les caprices individuels et relie les hommes ensemble. C’est là que redevient possible ce qui, selon Aristote, constitue la base de la cité : la philia, l’amitié entre les personnes. Car la vie en commun est un fait de nature : de la famille au village et du village à la cité, les communautés naturelles s’emboîtent les unes dans les autres. Selon Rousseau, l’individu est « un tout parfait et solitaire » ; mais vingt et un siècles plus tôt, Aristote avait déjà réfuté cette affirmation en rappelant que l’homme est « incapable de se suffire à lui-même, il n’existe que comme partie d’un tout ».
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