François Cheng, Fabienne Verdier, Magda Hollander-Lafon, Annick de Souzenelle... Autant de personnalités marquantes que Jean Mouttapa a contribué à faire connaître. Homme de l'ombre, il a été éditeur pendant 35 ans chez Albin Michel, où il a dirigé la collection Spiritualités vivantes. Lui le "catho de gauche" a appris à leurs côtés l'importance des rites et de la transcendance. À quelques jours de son départ à la retraite, il "rend grâce" sur RCF pour toutes ces rencontres et amitiés qui l'ont transformé.
On lui doit d’avoir publié le poète François Cheng, la peintre Fabienne Verdier, la psychanalyste Marie Balmary, ou donné la parole à des survivants de la Shoah comme Magda Hollander-Lafon. Pendant 35 ans, Jean Mouttapa a dirigé le département Spiritualité des éditions Albin Michel, la plus importante maison d’édition laïque de livres spirituels. Des ouvrages traitant aussi bien du judaïsme, de christianisme, de l'islam mais aussi du bouddhisme, du taoïsme ou encore de l'hindouisme. Au micro de Thierry Lyonnet Jean Mouttapa revient sur sa carrière et les auteurs qu'il a rencontrés. Il raconte comment certaines amitiés ont même transformé sa vie de foi.
On parle rarement des éditeurs, ces hommes et ces femmes le plus souvent dans l’ombre, qui mettent avant leurs auteurs. Ils ont pourtant un rôle essentiel. Alors que depuis plusieurs années les religions occupent une place grandissante dans l’actualité, Jean Mouttapa a contribué à les faire connaître au-delà des idéologies, comme il le dit. "On ne peut pas parler sérieusement de spiritualité, de religion… sans accueillir, intégrer, l’apport des sciences humaines. Sinon on est dans l’idéologie. On voit trop comment les religions, toutes les religions d’ailleurs, dérapent dans des idéologies, dans un discours vide."
Après son "Histoire de l'islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours" (2006), il y a eu "Jésus - L'encyclopédie" (2017) et "Après Jésus - L'invention du christianisme" (2020), puis une monumentale "Histoire juive de la France" (2023). L’idée, à travers ces grandes encyclopédies, était de vulgariser ce qui habituellement reste dans le monde des chercheurs et des savants.
Si la liste est longue, impressionnante, d’hommes et de femmes que Jean Mouttapa a contribué à faire connaître, il ne regarde pas son parcours professionnel comme une "carrière" réussie. "Je serais plutôt porté à rendre grâce de la rencontre, parce que bien sûr, petit à petit, j’ai eu un savoir-faire qui permet de faire connaître quelqu’un qui sort de l’ombre entre guillemets sur le plan médiatique. Oui mais moi j’en reçois tellement en retour, donc pour moi ce n’est pas moi qui ai fait ça, c’est la rencontre qui l’a faite."
Enfant, après une crise mystique vers l’âge de 10 ans où il admirait les prêtres ouvriers de son quartier en banlieue parisienne, Jean Mouttapa a remplacé le crucifix au-dessus de son lit par un portrait du Che, "une figure christique". Puis, le "catho de gauche" qu’il était a vécu en communauté dans les années 70. Il a ensuite commencé sa carrière d’éditeur chez Albin Michel à la fin des années 80 "avec cette production disons catholique contestataire". "J’ai publié Jacques Gaillot, Eugen Drewermann, un peu oublié maintenant mais c’était de la folie, ça a été le grand, grand succès !"
Parce qu’il a travaillé à la publication d’ouvrages de spiritualité, Jean Mouttapa était ouvert à la rencontre. Certains auteurs l’ont profondément transformé. Par exemple, Annick de Souzenelle, dont il a publié une quinzaine de livres. "Une amitié qui m’a fait grandir… Ce n’est pas tant son discours mais sa posture, son attitude. Et moi qui étais dans ces années-là typiquement catho de gauche, c’est elle qui m’a fait prendre conscience de l’importance de la liturgie, de la dimension verticale que je n’avais pas encore vraiment intégrée."
J’ai une fascination pour l’esprit critique toujours présent dans le monde juif. Et quand on entre un peu dans la pratique talmudique, rabbinique, une intelligence est à l’œuvre, une intelligence fait partie de la vie religieuse
"Spiritualités vivantes", c’est le nom de la collection que Jean Mouttapa a dirigée : il décrit "une spiritualité qui ne soit pas une idéologie mais qui soit incarnée". C'est ce qui a guidé Jean Mouttapa tout au long de ses années dans l’édition mais aussi dans ses engagements personnels, puisqu’il a consacré une partie de sa vie au dialogue interreligieux. Il a notamment écrit dans la revue Actualité religieuse du journal Le Monde (devenue Le Monde des Religions).
"Si je veux approfondir ma propre tradition, résume Jean Mouttapa, je ne conçois pas de la comprendre sans son rapport aux autres." Quand, en 1997, il a publié "Nous avons tant de choses à nous dire", de Christian Delorme et Rachid Benzine, c’était "la première fois" dans le monde de l'édition "qu’on faisait dialoguer un musulman et un chrétien". Toutefois, il le reconnaît, "le vrai dialogue c’est un pari, c’est vraiment quelque chose de très difficile !" Et l’histoire entre les religions a souvent été conflictuelle. Mais justement "le dialogue c’est le contraire de la violence", rappelle Jean Mouttapa.
Considérant que "l’histoire de ma tradition relève de l’altérité", Jean Mouttapa a développé en particulier une connaissance sérieuse du judaïsme. "J’ai une fascination pour l’esprit critique toujours présent dans le monde juif. Et quand on entre un peu dans la pratique talmudique, rabbinique, une intelligence est à l’œuvre, une intelligence fait partie de la vie religieuse." Par exemple, Jean Mouttapa regrette que l’on n’enseigne pas la pensée des Cathares ou d’un Pélage, même s’ils "avaient tort" mais pour aiguiser l’esprit critique... "Dans le monde catholique, regrette-t-il, on a été d’une fainéantise intellectuelle... On commence tout juste à en sortir."
Une rencontre en particulier l’a profondément marqué, celle du Père Émile Shoufani, de l'Église grecque-catholique melkite de Terre sainte, une Église orientale reliée à Rome. Mort en février 2024, il a été un grand artisan du dialogue entre Juifs et chrétiens mais aussi entre Arabes et Juifs en Israël. C’est à lui que Jean Mouttapa doit d’avoir fait un voyage particulièrement marquant à Auschwitz en 2003. Il a accompagné 500 personnes dont une majorité de Juifs et de musulmans. "Il était très important que le monde arabe comprenne la spécificité de l’industrialisation de la mort... Pour le comprendre il fallait aller non pas à Auschwitz mais à Birkenau, avec des témoins."
Durant quatre jours, ils ont effectué non pas un pèlerinage, "surtout pas un pèlerinage". "L’idée c’était de réaffirmer ensemble que nous sommes des humains sur ce lieu où les nazis avaient voulu tuer l’idée même d’une humanité une. On réaffirmait l’unité de l’humanité." Et Jean Mouttapa a vu des gens peu à peu se rapprocher, au-delà de toute appartenance. "Et ça c’était impossible sur le papier – je vous le rappelle en plein début de la guerre de Bush en Irak, de la sale guerre de Bush en Irak… On doit ça à Émile Shoufani."
Après cela, Jean Mouttapa a publié des ouvrages de témoins survivants de la Shoah. Parmi eux, Shlomo Venezia, survivant des Sonderkommando, ces Juifs désignés pour sortir les corps des chambres à gaz et les porter au crématoire. Son témoignage a été publié en 2007 sous le titre "Sonderkommando - Dans l’enfer des chambres à gaz", préfacé par Simone Veil. Puis, en 2021, "Nuit et lumière" de Shelomo Selingern artiste sculpteur qui a créé le monument au mémorial de Drancy, à la Courneuve, l’allée des Jutes à Yad Vashem… Il y a eu aussi le bouleversant "Quatre petits bouts de pain" en 2012, de Magda Hollander-Lafon, disparue en décembre dernier.
De ce voyage à Auschwitz, Jean Mouttapa a fait un récit, "Un Arabe face à Auschwitz" (2004). Vingt ans après, à quelques jours de son départ à la retraite, il garde intact le souvenir de ces hommes et de ces femmes qui l’ont tant marqué. La voix brisée par l’émotion, il confie : "Ces gens, ces hommes et ces femmes, m’ont tous marqué profondément. Ils étaient tous empreints d’une humanité peut-être aussi justement parce qu’ils avaient touché le plus bas de l’inhumanité."
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